vendredi 1 mai 2020

Polar pour notre époque

« J’ai vingt ans de maison et laisse moi te dire que le racket c’est bien la dernière chose de vraie dans ce bas monde. Les commissaires passent - et avec eux les ministres, les préfets - mais le racket, lui, reste. Eternel comme une belle statue grecque.
— Ça ne me semble pas très moral quand même.
— Si c’est moral ? Je te parle de tradition et toi tu t’inquiètes de la moral ! Il ne manquerait plus qu’on fasse dans la critique sociale. Redescend, fiston, on n’est pas chez l’Abbé Pierre. De toute façon, tout le monde le fait. Tout le monde le fait mais personne ne dit rien, bien sûr. On a notre pudeur. Allez, gare toi là.



Leur voiture de fonctionnaire stationnée en double file, ils entrèrent dans un pressing. Une forte odeur chimique émanait des vêtements pendus aux cintres. D’après ce que le Ripou avait dit, ils rendaient une "visite de courtoisie" à un petit patron qui faisait sa mauvaise tête et refusait de payer.  
Le Ripou lui fit le coup de l’histoire des mites. Celle qu’on entend dans le Grand Pardon, la copie pied-noir du Parrain : le type du pressing va prendre le manteau d’un client avec son crochet. A peine il le touche, le manteau tombe en poussière. Et qu’est-ce qu’il voit ? Un nuage de mites ! Des mites énormes ! Il touche une veste, pareil. Un pantalon, pareil. Et ainsi de suite, vous avez compris. Evidemment, le type du pressing n’était pas assuré contre les mites. Morale de l’histoire : l’assurance c’est important, alors crache ton pognon.
— L’imprévoyance, voilà le mal du siècle, conclut le Ripou en poussant la porte. Il faut toujours s'assurer. On paye pour être tranquille. 
Dehors, il faisait beau. Un soleil clair accompagné d’un froid sec à vous engourdir le bout des doigts. Des gamins jouaient au ballon sous les rails du métro aérien. Entre les joueurs de bonneteau et les vendeurs à la sauvette.
— Quel boucan ! Oh ! On n’est pas dans la casbah !
— Faut rester dans les quartiers bourgeois, si tu n’aimes pas le bruit. Quand on est entassé à cinq dans une HLM, ça épuise. Et puis il fait beau, il faut bien qu’ils se dépensent ces petits. 
— J’oubliais qu’élever correctement ses gosses, c’est un privilège de classe ! Il a fallu qu’on me refile le seul flic de gauche de tout Paris… Tu voudrais quoi ? Qu’un secrétaire d’Etat vienne les bercer tous les soirs ? Arrête tes conneries.
— J’en ai un peu assez de tes leçons. Qu’est-ce que t’en sais toi de comment on élève un gamin ? Je suis sûr que ça t’ennuierait pas de les cogner. Sympa les gros bras, mais la vie c’est plus compliqué que ça.
— Les parents terrorisés à l’idée d’en arriver là mérite ce qui leur arrive. Faut savoir ce qu’on veut dans la vie. Moi, ce que je veux, c’est le calme.
Tandis qu’ils se disputaient à propos de questions de pédagogie, la rue continuait à vivre, rythmée par les cris des enfants, le cliquetis du métro et les innombrables discussions dont le sens venait se perdre dans la fumée des voitures.
Soudain, le Ripou s’interrompit. Il saisit le bras de son collègue, les yeux écarquillés comme un possédé. Le jeune policier n’eut pas vraiment peur mais la perspective de devoir en venir aux mains pour ces peccadilles ne l’enchantait guère. Surtout que le Ripou était doté d’une charpente plébéienne qui en imposait. Il était grand et large, large surtout. Ce dernier finit par ouvrir la bouche, mettant de la vapeur devant ses lèvres.
— Attend, il est quinze heures et on n’a pas encore mangé chaud. Tu le crois ça ? Le poulet ce n’est pas seulement indispensable dans la rue, c’est aussi très bon dans le couscous. Tu aimes le couscous ? Allez, viens, je t’emmène déjeuner.

(incipit d'un roman policier qui ne verra sans doute jamais le jour)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés