mercredi 6 mai 2020

Belfast, 1978

"Are teenage dreams so hard to beat ?"
- The Undertones, "Teenage Kicks"


Certains appelaient ça la Révolution, d'autres les Troubles. C'est vrai que c'était dur, surtout à Belfast où je vivais avec mes parents. Difficile de faire abstraction du contexte politique dans une ville où, en plus d'affronter l'air froid et la pluie, nos semelles crachant de l'eau sale, nos manteaux et nos pulls de laine transpercés, les papiers gras s'envolaient, portés par le souffle des voitures piégées. Une ville où les murs de la paix, recouverts de graffitis, ne bouchaient pas seulement l'horizon mais notre futur tout entier : join your local unit IRAup the UVF, à moins que ce ne fût up the INLA, les FTP, fuck the pope, répondant aux FTQ, fuck the queen
Tous ces slogans nous rappelaient continuellement qu'il n'y avait pas d'espoir pour nous. Aucune solution. Rien à faire. Alors, on essayait de trouver le maximum de choses qui nous apporteraient un peu de plaisir, un instant. Dans cette ville assiégée qu'était Belfast, il était impossible pour un jeune de trouver de la drogue. On se rabattait sur la bière et le cidre bon marché. On sniffait de la colle. C'était vraiment une sale période. Qu'on soit catholique ou non, ce n'étaient pas les statues de la Vierge qui pleuraient et qui saignaient qui aillaient nous redonner espoir.
Et puis, une fièvre incroyable est venue rabattre cette violence dans les brumes du passé. Cette fièvre, elle s'appelait le punk !

En avril 1978 Rudi joue avec la formation anglaise de reggae the Cimarons au Queens Speakeasy et à l'Université Coleraine – d'où ils furent bannis à vie pour avoir été  "more trouble than the Stranglers" !
Ce fut un copain de classe qui me fit écouter Rudi pour la première fois. Dans une pochette pliée à la main, se trouvait un 45 tours dont la musique me souffla. Il n'y avait donc pas que la musique country de mes parents et les showbands dans ce foutu pays ?
Après cette écoute décisive, je recherchais avec avidité tout ce qui s'apparentait au punk. J'absorbais comme un buvard le contenu d'Alternative Ustler et des autres fanzines. J'échangeais les disques que j'avais acheté chez Good Vibrations contre ceux qu'on ne pouvait trouver que chez Kyle Leitch, le gérant de Caroline Music. Les Sex Pistols, les Ramones, Iggy Pop et les Stooges, le pub rock de Dr Feelgood et d'Eddie & the Hot Rods.
Avec une bande de copains, on participait à l'élaboration de cette nouvelle conte-culture, étrange et menaçante. On photocopiait les fanzines, on portait les disques à la poste, on chargeait le matériel dans les camionnettes en partance pour un concert à Derry ou ailleurs.
En plein blocus culturel, le pays souffrait d’un manque d’opportunités économiques, d’infrastructures sous-développées et d’une offre artistique rachitique. On remédiait à ça avec les moyens du bord. On avait créé nos réseaux parallèles. Nous n'avions pas grand chose mais nous vivions des moments d'extase extraordinaire.
On s'appelait nous-mêmes les "jeunes de Belfast" et nous marchions dans nos rues le regard plein de mépris mais le coeur en joie. Nous respirions à plein poumons cet air, autrefois lourd et humide, de la côte atlantique. Comme des hommes enfin libérés de prison. La vie reprenait parmi les ruines.




I was surprised that anyone could even work out what our songs were called, the way we sometimes introduced them : “ThisonescalledteenagekicksIhopeyoulikeitbutevenifyoudont wedontcareanywayupyourbucket.” - Michael Bradley, Undertones' bassist.
Les patrons de pubs avaient bien trop peur qu'avec nos croix gammées, nos épingles à nourrice et notre tendance à la baston, on fasse fuir leur trop rare clientèle. Ce désoeuvrement des débuts offrit aux dirigeants des lieux les plus sordides une opportunité incroyable. Ceux du Pound de Belfast, l’un des rares bars du centre-ville qui ne cessa jamais d'organiser des concerts, de la Casbah de Derry, du Trident et du Viking de Bangor, plus malins que les autres, avaient su déceler le potentiel de cette masse de buveurs acharnés, quoique mineurs pour la plupart. Comme quoi, le tiroir-caisse ne rend pas forcément antipathique. 
Le punk, avec son énergie, n'était pas qu'un moyen de lutter contre l'ennui. Il y avait aussi les filles. Dans notre monde où l’on pouvait se faire passer à tabac (ou pire) pour avoir embrassé une jeune femme ou un jeune homme de la communauté rivale, notre désintérêt total pour les notions ethniques et religieuses offrait une protection inédite à tous les jeunes écoliers en pleine urgence hormonale.
Je me rappelle d'un soir où je draguais une punkette en marge d'un concert de Ruefrex. Était-elle catholique ou protestante ? Dieu seul le sait et, sur le moment, Dieu seul devait s'y intéresser. Trop occupé que j'étais à me perdre dans ses grands yeux bleus. Soudain, du bruit de verre brisé. Surprise, elle tourna la tête. Les autres n'avaient pas pu s'empêcher de foutre le bordel, c'est ça ? Encore une salle où on allait avoir du mal à revenir. Et ils allaient me gâcher mon coup, par dessus le marché. Je vis les yeux de ma punkette s'emplir de terreur. Je me décidais à tourner la tête à mon tour. Des matraques, des uniformes. Dans la pénombre du fond de la salle, on ne distinguait pas très bien de qui il s'agissait. Les hommes verts bouteille se sont frayés un chemin dans la foule. Des policiers ! Pas de miliciens ! Notre soulagement ne fut que de courte durée car, si nous n'allions pas rentrer chez nous la rotule en morceaux, cela ne voulait pas dire que nous n'allions pas nous faire casser la gueule. Je ne sais d'ailleurs toujours pas pourquoi aucun d'entre nous ne s'est jamais fait attraper et vraiment maltraiter. Nous devions être suffisamment minoritaires pour que les paramilitaires, que nous n'amusions certainement pas, nous laissent relativement tranquilles. Les punks se foutaient bien des bombes, des flingues et des tanks. Ce soir-là, tout le monde s'en est bien sorti.
Mes souvenirs les plus vifs sont ceux des concerts dans la station balnéaire de Bangor. Hors saison, une station balnéaire n'est pas seulement vidée de ses touristes, tout le monde semble vieux, la mer, une barrière et la fête foraine, minable. Si cela n'avait pas été pour les Outcasts, Rudi, les Undertones et tous les copains, combien j'aurais préféré ne pas être là. Dans ce décor gris au silence assourdissant. Silence que, le soir venu, nous brisions allègrement dans un fracas électrique où se mêlaient désespoir adolescent inébranlable et gaieté sans frein.

Terri Hooley, sorte de Macolm MacLaren nord-irlandais, mais en plus bienveillant et plus maladroit, devant son magasin de disque Good Vibrations. Il fonde également le label du même nom qui n'était pas le premier label punk en Irlande du Nord mais le plus prolifique. 

Cette parenthèse ne dura pas. En 1983, Good Vibrations et le Pound fermèrent leurs portes. Les Stiff Little Fingers et les Undertones se séparèrent. Je pensais que nous étions la génération de la désillusion, celle qui avait compris qu'il ne servait à rien de prendre les armes pour sauver cette île maudite. Mais dans la première moitié des années 80, le conflit se durcit. Les grèves de la faim, la mort de prisonniers républicains. Pour une nouvelle génération d’adolescents, qui n'avaient pas connu les expéditions à Bangor, les bouteilles de Olde English Cider descendues avant les concerts, les cuisses blanches des filles caressées tendrement sous des jupes en tartan, la tentation communautaire était devenue  irrésistible. Y compris pour certains d'entre nous. Ceux qu'on avait connu sous le nom de John se faisaient désormais appeler Sean et refusaient de parler aux protestants avec qui ils avaient dansé la veille. Tout était redevenu comme avant. Un désert de pierre, de landes et de tourbières où l'on maniait l'armalite rifle, derrière les haies de rhododendrons et de fuchsias géants.


Au fond, le punk ne pouvait qu'être irlandais. Cette entreprise poétique de désobéissance, de démence et de folie organisée, avait trouvé dans notre île d'éternels colonisés un terreau fertile. Il était devenu, l'espace de quelques années, la bande-son d'une jeunesse fermée aux bienfaits de la civilisation impériale anglaise, comme à ceux du retour à la terre et au sang gaélique, cette brume où tout se doit d'être uniformément vert. Lors d'un concert Terri Hooley s'était emparé du micro pour dire : "New York has the bands, London has the clothes, but Belfast has the reason !"
Foin de littérature sentimentale, la grande aventure du XXe siècle ce n'est ni la femme, ni la politique, mais l'amitié. La bande de copains. Et cette question, qui en Ulster avait un goût de larmes et de cendre : comment des hommes qu’une même passion réunit peuvent-ils finir par se séparer ?

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