vendredi 22 mai 2020

Discours du poète aux cheveux les plus courts du monde

Lors d’une promenade dans le VIe arrondissement de Paris, de terrasses en terrasses, le fantôme d’Arthur Cravan vint s’asseoir à mes côtés. Alors que je partageais avec lui un demi de bière, le colosse mystique me rappela une de ses prophéties : « Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. » Puis, il se leva, renversant tables et clients de son imposante stature, et disparut. 
Quel drôle de diagnostic ! Je regardait la place Saint Sulpice où grouillaient des touristes japonais, des galeristes et des employés de banque. Même si l’on peut légitimement se demander si ceux-là n’appartiennent pas en fin de compte à l’ordre des diptères, je suis certain de trouver des hommes forts convenables parmi eux. Et puis d’abord, pourquoi le poète-boxeur était-il venu me hanter moi ? Il est vrai que depuis qu’il s’en est allé pourrir sur les plages du Golfe du Mexique - ou ailleurs, qu’est-ce que j’en sais ? - je pourrai tout à fait prétendre au titre de poète aux cheveux les plus courts du monde. Il devait sans doute penser qu’il serait de ma responsabilité de rappeler aux artistes qu’ils vivaient dans un monde tridimensionnel comme un poing dans la gueule. 
N’ayant pas l’âme d’un prédicateur, je continuais tout de même ma quête dans ce VIe arrondissement, quartier de l’ivresse de notre jeunesse, là où les bars où nous avions nos habitudes ont fermé et où les femmes que nous avons aimé ont disparu sans laisser d’adresse.
Marchant le long d’une rue marchande, forme moderne du Purgatoire de Dante, j’attardais mon regard sur les noms des enseignes. Des créateurs ! Le Suisse avait raison ! J’étais cerné par les créateurs. De mode, de bijoux, de cuisine « fusion ». Que peut-il y avoir à créer dans un tee-shirt ? Si le mot « créateur » s’applique désormais à tout le Sentier réuni, nous sommes foutus. J’avais surtout de la peine pour l’Eglise Saint-Sulpice que je venais de quitter. Si elle savait que son Dieu n’était plus le seul sur le créneau de la création…
En fuyant cette vision cauchemardesque, je passai devant la Société Chimique de France. Je n’y aurais certainement pas fait attention - mon intérêt pour la chimie étant à peu près égal à celui que je porte à la sauvegarde des pigeons ramier de Papouasie-Nouvelle-Guinée - si je ne m’étais pas retrouvé bloqué par une manifestation. Il s’agissait d’un morceau de bravoure post-romantique contre la science. Cette posture un peu surannée, très Université de Vincennes, me fit sourire. Le ridicule des caricatures rend le monde un peu plus léger. Beaucoup d’anciens staliniens et/ou/puis maoïstes des années soixante, ayant virés balladuriens dès que ça n’eût plus payé. Ils étaient également accompagnés d’une masse de jeunes gens méchus, des étudiants.
Les pauvres chimistes, pour qui, je le répète, je n’ai aucune sympathie particulière, écoutaient, impuissants et dépités, ces vieillards habillés de liberty comparer leur institut au Goulag. Le ridicule, vous dis-je.
À les entendre, on avait l’impression que les erlenmeyers et bechers mettaient en danger les fondements mêmes de notre civilisation. Vraiment, le VIe est devenu un quartier-cimetière, entre les fantômes des suicidés de la société et les morts-vivants tendance « poète prend ton luth et me donne un baiser ».
Un vieux qui ressemblait à Philippe Sollers, et qui devait être leur chef ou leur représentant syndical,  s’avança pour prononcer un discours rempli d’une notable quantité d’importance nulle, chère à Lautréamont. Alors que, piéton poli et non aligné, j’essayais de passer discrètement, un des jeunes étudiants se tourna vers moi et m’apostropha :
— Camarade, viens nous rejoindre dans notre lutte contre la tyrannie de la raison !
— Oh, vous savez, répondis-je dans une courageuse tentative de compromis, je n’ai rien de particulier contre la science…
— Quoi ? Tu soutiens la répression froide des puissances de la création et de la vie ? Ne te rends-tu pas compte que l’hégémonie de la rationalité asservit le travailleur au monde mécanisé ?
— Certainement. Mais la logique est tout de même une belle invention, vous ne trouvez pas ?
Que n’avais-je pas dis ! En insinuant que je préférais me servir de ma raison plutôt que l'inverse, j’avais fait du tort à quelque chose d’apparement beaucoup plus essentiel à quoi je n’aurais pas dû toucher. La rage aveugle du sens de l’Histoire se dirigea donc vers mézigue.
— Fasciste ! Petit bourgeois ! Laquais à la solde des puissants ! Carpette devant l’alliance objective de la bourgeoisie capitaliste et de la science!
Ah, heureusement pour eux que je ne mesurais pas un mètre quatre-vingt-dix et n'étais pas plus costaud, comme mon prédécesseur Cravan ! Sinon, comme lui, j’aurais passé ma vie à me battre et j’aurais fait sauter les dernières ratiches de ces vieux caciques de Maisons de la poésie. Mais, la promesse, dans un futur très proche, d’un limogeage me poussa à emprunter une rue moins fréquentée.
J’étais curieux de savoir ce que ces gens craignaient exactement. Quel sol pouvait bien se dérober sous leurs pieds à cause de la science et de la raison ? L’étude de l’optique n’a pas rendu l’herbe moins verte, disait Musil. Le travail des chimistes, vers qui la meute des sentimentaux se retourna une fois que j’eus disparu de leur champ de vision, n’a pas fait disparaitre la magie des premiers flocons de neige. Mon stoïcisme naïf me fait dire que nous avons un contrôle absolu sur nos représentations. Mais comme le volontarisme, l'individualisme éthique et l’apolitisme sont des valeurs petites-bourgeoises, je resterai à jamais hermétique à la révolution qui vient.
Il commença doucement à tomber du ciel une fine poussière blanche. De la neige. Je faillis bien, comme le gamin imbécile que je suis resté, provocateur et rigolard, tirer la langue pour en happer quelques flocons. Cela me fit sourire.

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