dimanche 10 mai 2020

La tradition française en philosophie

« ... Mots d'ordre soumis à l'arrière-plan de l'orgueil de l'hystérie & de la mort 
l'Amérique aux mains des robots et des hyènes du Big Business 
l'Europe livide bouffie de nourriture navigue entre fourberie anémie & ébriété 
les poètes ignorent les rêves de l'enfance courbent l'échine & se transforment en fonctionnaires & en conférenciers
seuls les nouveaux ménestrels chantent & disent... » 
— Claude Pélieu, Infra-noir

Chaque année, à l’initiative d’une poignée de penseurs branchés, on réunissait la part la plus dynamique, diverse et créative de la recherche contemporaine dans un même lieu, exotique de préférence, pour disserter sur l'état du monde. Ce genre de mise en relation, académique et un peu irénique, était monnaie courante dans le milieu de la critique radical-chic. Se situer à mi-chemin entre la poésie et la philosophie politique autorise à montrer les dents sans jamais avoir à mordre. 
Cette année, ils se retrouveraient dans une de ces villes nouvelles des Caraïbes pour analyser les échanges entre notre Vieux Continent et le Nouveau Monde. Quoi de mieux que l’arrière-cours du Grand Frère yankee pour cela ! Quant au sujet, j’avais bien ma petite idée sur la question : contrebande d’idées avariées et tromperie sur la marchandise.
J’étais étudiant-chercheur en philosophie au sein d'un laboratoire de troisièmes couteaux d’une grande université parisienne. J'y avais été relégué après avoir fait observer le parquet d'un amphithéâtre en gros plan rapproché à un collègue. Un collègue ou le directeur de mon ancien labo, je ne sais plus trop. Il faut dire que j'avais déjà attaqué l'apéritif à ce moment-là. Je trouvais qu'il faisait remarquer, avec trop d'insistance selon moi, à une belle brune de mes amies qu'il la trouvait bien bonne. Et pas dans le sens de Mère Teresa. Je n'étais moi-même pas insensible à ses charmes - de la Brune, je veux dire - mais il y a des manières de faire.
C'est là qu'ont commencé les années de disette : impossibilité d'être publié dans les grandes revues, placardisation, obligation de faire cours aux gauchistes de première année dans les clapiers de Tolbiac.
Le Colloque Transatlantique de philosophie était pour moi un bon moyen d'attirer à nouveau les bonnes grâces de l'Université. La publication d'un de mes articles, dans un torchon étudiant, sur la réception brésilienne du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein leur avait bien plu et ils me voulaient pour animer une table ronde sur les révolutions en Amérique du Sud. Pas d'intervention à préparer, billet d'avion, chambre d'hôtel, repas et boissons incluses. Tout bénef quoi ! N'empêche que le Colloque ne m'inspirait aucune sympathie :  je ne pouvais pas encaisser les participants, avec leur Légion d'honneur et leurs blasons de mandarins de l'ENS. Et puis, vous m'excuserez, mais quand je me suis aliéné l'Administration, j'étais tout seul. Tout le monde était bien content de me voir stagner dans mon gourbi gauchiste. Votre histoire, ce sera sans moi ! Telle était ma résolution, peut-être pas aussi ferme que ce que je croyais.
Je n’avais pas été difficile à corrompre. Il avait suffi à la Brune de m’inviter à boire un café pour parler du voyage et, une bouteille de vin plus une rouille de champ' plus tard, j’avais signé. Sur le trajet du retour, je maudissais ma faiblesse pour la bouteille et les chemisiers entrouverts. Ce fut son visage rieur, rougi par la chaleur et l’alcool qui me mit dedans. Alcoolique et obsédé en plus !
Quelques semaines plus tard, j’engouffrais dans un sac de voyage en cuir des affaires de toilettes et des livres. J’embarquais également quelques chemises hawaïennes. Un Levis et des chemises hawaïennes, dégaine décontractée, prônée par Mishima avant que celui-ci n'arbore un style plus vert-de-gris.
Sur le trajet qui me menait à l’aéroport, en traversant le paysage postindustriel de nos grandes banlieues d’Ile de France, une paix étrange m’envahit. Une sensation d’acceptation quasi stoïcienne de ce qui ne dépend pas de soi. Au loin, on apercevait le béhémoth de verre et d’acier et son mouvement perpétuel.
Dans le hall, caisse de résonance de ce brouhaha moderne, entre annonces et conversations en plusieurs langues, je traînais ma valise jusqu’à l’enregistrement. Au comptoir d’une compagnie à bas coûts, un Asiatique tout à fait ordinaire, certainement bon père de famille, hurlait sur le réceptionniste. Je ne compris pas très bien s’il s’agissait d’une histoire de retard ou de bagage égaré. Je m’en serai bien moqué si les cris de l’Asiatique, qui me faisaient désormais penser aux pleurnicheries d’un enfant exténué qui refuse d’aller se coucher, n’avaient pas raisonné dans tout le hall. Aiguisée par la fatigue du voyage, la faiblesse de la volonté doit s’épanouir plus volontiers. En passant, je jetais un coup d’oeil à l’employé qui, avec son anglais de cuisine et son air faussement contrit, ne lui serait certainement pas d’une grande aide.
Je n’ai jamais compris ceux qui s’ennuyaient ou s’énervaient dans les aéroports. Passé l’émerveillement gamin des boutiques de luxe et des esplanades de marbre, on peut, sur présentation d’un billet long courrier, se payer une gueule de bois transcontinentale au prix du tiers-monde. L’économie mondialisée et la libre circulation des marchandises ont parfois du bon. Je laissais donc mon Asiatique taper de la tête contre le comptoir — sans aucune chance de réussite, l’Administration a la tête plus dure que n’importe qui — pour me diriger vers la zone duty free.
Une fois ma caisse de premium imported lager — ça ne s’invente pas — terminée, je laissais mon esprit vagabonder, s’inventant des histoire d’amants jet-laggués, sirotant, autour d’une piscine, des cocktails de fruits, au son des percussions, cuivres et chuchotements indigènes. Tout cela manquait un peu de géopolitique, je vous l’accorde, mais, à ma décharge, je m’apprêtais à pénétrer une terre tropicale que je fantasmais dans toute sa gloire Technicolor avec ses maisons coloniales de couleurs vives.
Un businessman vêtu d’un costume de mauvais goût me passa soudain devant, me sortant de mes douces rêveries. Ce qui me remis les pieds sur terre : je n’étais pas un Paul Morand, globe-trotter insatiable et libre, à la recherche de sensations neuves, de paysages inédits, pour mon prochain roman, forcément génial. Je n’étais qu’un pauvre chercheur en philosophie, pas plus malin que les autres, coincé dans l’étroitesse du monde bourgeois et du tourisme de masse. Et mon paradis caribéen ne devait plus rien avoir à voir avec le San Juan des années 50. Il devait plutôt s'agir d'une version abâtardie de Miami, protégée par l’Unesco, noyée sous les subventions et les jeunes Occidentaux socialistes en mal de causes à défendre.
Dans l’avion, à ma grande surprise, ce ne fut pas un des problocs du pré-carré de la pensée correcte qui s’installa à mes côtés, mais la Brune. Elle avait, pour l’occasion, revêtu un très sérieux tailleur bleu marine et son éternel chemisier blanc qui baillait — Dieu me préserve — à la naissance des seins. Je la lorgnais du coin de l’oeil, la bière pétillant dans mes veines, attendant le moment propice pour lui parler et paraitre spirituel, amusant ou tout simplement sympathique.
Un dizaine d’heures plus tard, je descendais de l’avion, toujours muet.
Pour un homme du Nord comme moi, tendance hyperborée, sortir du "cauchemar climatisé" d’un aéroport pour pénétrer l'humidité tropicale, ça vous frappe comme un coup de torchon trempée dans la gueule. Quand vous respirez, l’air est tellement saturé d’humidité qu’il en devient visqueux, compact. Le climat tropical était loin d’être mon préféré. Je sortis de l’aéroport en titubant vers l’autocar affrété à l’occasion du Colloque, essayant de relancer mon système respiratoire et rêvant d’une bière bien fraîche. 
Le trajet jusqu’à l’hôtel m’offrit un aperçu de l’ambiance de la région. Alors que nous traversions des zones commerciales semblables aux nôtres et des groupements de baraques en tôle, les murs étaient décorés d’images parodiant l’imaginaire exotique des années 50. Les slogans publicitaires copiés-collés sur tous les bâtiments véhiculaient toujours la même idée : welcome to paradise. Paradis pour touristes débraillés et promoteurs corrompus, auxquels venaient s’ajouter, pour quelques jour, une foule d’intellectuels replets, aux rides profondes et aux cheveux sales.


En vérité, cette (auto) mise à l’écart de mes collègues m’arrangeait plutôt. La féerie des régions tropicales me rendait, malgré le climat, ce pays agréable. L’hôtel disposait d’une piscine où l’on pouvait, moyennant pourboire, siroter des margaritas. Si on rajoute à cela un goût tout personnel pour l’austérité analytique des bâtiments brutalistes (époque communisme réel), j’étais aux anges. Promener ma mine de Parisien blafard, sous le soleil des tropiques, entre les orchidées et les façades en béton avait quelque chose de vacances.
En pénétrant dans ma chambre, après avoir jeter mon sac sur le lit, j'ouvris le minibar et bus d’une traite une bouteille de Medalla Light. Enfin désaltéré, je parcourus du regard mon nouveau domicile. On aurait dit une cabine de bateau. Parquet et mobilier en bois cérusé. La chambre baignait dans une lumière blanche et, pour cause, je disposais d’une véranda de belle taille.
J’empruntais la fenêtre coulissante pour profiter de la vue. De ma terrasse, j’avais une vue plongeante sur un étrange décor. Dans la cour intérieure, bordée par d’autres bâtiments aux murs blanchis à la chaux, au milieu des allées de graviers — alors que, lyrisme de carte postale oblige, je m’attendais à une végétation exubérante, verte, tropicale quoi ! — trônait un unique palmier. Un palmier impériale, très grand. Je me suis dit, toi non plus mon pote, tu n’as pas l’air tout à fait à ta place. Dans cette cour intérieure épurée et vide. N’empêche qu’avec son tronc pointant vers le ciel et ses feuilles nonchalamment tombantes, il était d’une élégante droiture.
Je rentrais et contemplais mon luxueux intérieur. Si même avec ce faste, ils n’arrivaient pas à acheter ma tranquillité pour quelques jours, c’est qu’on ne pouvait plus rien pour moi, pensais-je. Même le palmier se tenait à carreau.
Le hasard immobilier avait situé notre hôtel, tout comme les auditoriums où se dérouleraient les conférences, dans un quartier très périphérique. Ancien coin d’ambassades et de salles d’exposition de l’époque communiste, sans doute. Peu d’endroits où sortir et se montrer. Un drame pour nos bourgeois des colonnes des pages culturelles. Il faut dire qu’on avait vite fait de paraitre minuscule au milieu des larges avenues vides, livré à soi-même face aux mètres cubes de béton.
« C’est sinistre, ne cessait de répéter, d’un accent nasillard qui me semblait venir de l’embouchure du Rhin et de la Meuse, un ancien maoïste. Allez, commandons un taxi et allons dîner en ville. J’ai entendu parler d’un restaurant typique qui… ». Je me retins de faire remarquer au socialiste batave que la seule chose sinistre, dans ce décor de rêve, était son accent. Mais les hommes ne sont pas davantage enclin à entendre la vérité sur leurs défauts privés que sur ceux de leur peuple (quand bien même, ils auraient, soi-disant, dépassé l'idéologie nationaliste). Moi même, il est inconcevable que je reconnaisse un jour que Paris empeste l’urine. Je laissais donc courir et profitais de leur absence de goût esthétique pour m’éclipser moi aussi.
En quittant l’hôtel, je laissais au portier un billet de dix dollars flambant neuf. Il m’adressa un large sourire auquel je répondis par un hochement de tête entendu. Toujours traiter un portier d’hôtel avec déférence ou on s’apprête à passer un séjour compliqué. Surtout qu’il ne faut pas oublier que, malgré mes descriptions enthousiasmées, je me trouvais dans un pays où un Blanc, surtout affublé d’une chemise hawaïenne et de cigarettes américaines, n’avait aucune raison, ni même aucune excuse, pour être trop souriant. À moins de vouloir être porté disparu. Me drapant de tout mon mépris dadaïste, je m’élançais dans la rue. Silencieux et inaccessible.

Le palais du Congrès national (1958). Photo Marcel Gautherot. Collection de l'institut Moreira Salles, Brésil.

Les autres promeneurs étaient rares. En tout cas, aucun n’arpentait ces ruines extraterrestres de la civilisation tropical soviet, avec autant de plaisir. De place en place, les allées s’enrichissaient d’infimes détails,  dus à l’érosion du temps. De légers défauts, des imperfections sans gravité, irrésistiblement visibles sur le béton brut. Et, au lieu de m’écraser, les bâtiments m’encourageaient à vagabonder, physiquement et mentalement, à laisser libre cours à mes rêveries. Alors, je dérivais lentement dans ce qui n’était plus que le musée abandonné des souvenirs d’une époque à jamais révolue.
On était loin du style bling-bling et asymétrique contemporain. C’était une architecture honnête, d’une honnêteté absolue. Des proportions d’ensemble à l’agencement interne des poignées de porte, tout était conçu au millimètre près, d’une ligne très pure. Maintenant abandonnée, ces bâtiments n’étaient plus que la marque du cauchemar de l’Histoire. Souvenirs de l’époque où Johnny Rotten voulait passer ses vacances au pied du Mur de Berlin pour voir un peu de cette Histoire plutôt que d'utiliser ses congés payés pour s'entasser sur une plage. 
Le jour commençait à décliner tandis que j’attardais mon regard sur un des nombreux immeubles-bunkers. J’inspectais longuement sa façade principale. Elle comptait trois étages et certaines fenêtres étaient aveugles. De colossaux pilastres semblaient la vertébrer. Dans toute cette masse architecturale, je vis la lueur vacillante d’une suspension. Et comme j’y regardais, une ombre traversa l’encadrement de la fenêtre. C’était une forme vivante, la première depuis mon arrivé dans ce coin du quartier. Clairement, il devait s’agir de squatteurs qui, au mépris de tout règlement, s’étaient installés dans le bunker abandonné et s’affairaient autour d'une bouteille de rhum. Rien d’irréel et pourtant c’était comme si cette lumière suggérait qu’une forme de vie mystérieuse hantait les lieux. Les fantômes de milliers d’ouvriers exécutés ou morts de fatigue devaient errer aux alentours.
Fort de mes émotions, j’entamais une retraite vers mon bunker à moi, ses pilotis, son bar.


On servait dans ce dernier un alcool local de couleur ambrée, rond et doux, présentant un caractère rafraichissant d'agrumes. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’en profiter. Ce qui m’avait valu rapidement la réputation d’un type ombrageux qui préférait se saouler aux frais de la princesse plutôt que de discuter dialectique ou post-structuralisme.
Il faut dire que j’avais à peu près tout ce qu’il fallait pour qu’on me déteste : ivrogne, donc, mais également réactionnaire, caustique, machiste, haineux à l’égard de tous. Quelle dommage de n’avoir jamais été nazi, stalinien, lyssenkiste, althussérien, pédophile, maoïste ou foucaldien ! On m’aurait donné le bon dieu sans confession, quoi que je fasse ou dise. Au lieu de ça, j’étais bêtement sérieux. Et, aujourd’hui, rien de plus suspect qu’un jeune homme sérieux et son respect du travail bien fait.
De toute façon, on ne peut plus demander un effort un peu sérieux à qui que ce soit sans risquer d’être soupçonné d’atteinte à l’affectivité. Si l’on ne manifeste pas assez d’égards pour les sentiments ou les émotions d’autrui, c’est qu’on doit les mépriser. À notre époque, il n’y a rien de plus grave que de manquer de respect aux sentiments ou aux émotions d’autrui. Au mieux, on passe pour gentiment démodé, au pire pour un faf. Et avec mon crâne rasé, ma veste en cuir, mon jean 501 et mes chaussures de sport, je ne me rendais pas service. Comme disait mon médecin, j’étais du côté de la fracture. Surtout, ne pas mentionner ma pratique de la boxe.
J’étais perdu dans ces divagations sympathiques quoiqu’orgueilleuses, quand passa à côté de moi la papesse de notre manifestation. Une grosse femme au teint cireux, aux yeux trop éloignés et tombants, capables de vous fixer dans des angles improbables, à plus de quarante-cinq degrés. On aurait dit une tête de poisson remodelée pour qu’elle s’apparentât à quelque chose comme une femme. Elle jeta un regard dédaigneux à mon verre :
— Vous serez en état d’intervenir demain matin ? À huit heures ?
Même dans l’ombre fraîche d’un hôtel éloigné, les intellectuels parisiens trouvaient le moyen de venir m'emmerder.
La banlieue tropicale où nous vivions pour quelques jours était agréable, et je comptais bien me faire réinviter, donc il fallait éviter de faire trop de vagues. Je répondis malgré tout :
— Ne vous inquiétez pas. Je sais que ça vous répugne, mais mes valeurs petites bourgeoises m’obligent à prendre au sérieux des concepts comme ceux de devoir, d’obligation et de travail bien fait.
Elle fut d’abord plus surprise que choquée par ma familiarité. Je voyais derrière ses yeux ichtyens s’agiter son esprit faible et étroit. Mon renvoi, mon potentiel retard éthylique, comme  un départ spontané de ma part mettrait un terme à la mécanique bien huilée de son colloque. Ce qui se répercuterait inexorablement sur les subventions. La caisse-enregistreuse, toujours :
— Tachez simplement d’être à l’heure.

Du poumon de la gueule de bois de Sergey Demidenko. Pas un nom des plus tropicaux, mais une représentation assez exacte du phénomène en question.

Je me réveillais aux aurores avec, comme de bien entendu, une gueule de bois atroce. Le goût divin de cet alcool local semblait rendre les lendemains encore plus pénibles. Saleté de breuvage amérindien dont l’origine devait remonter aux sacrifices virginaux les plus salaces pour vous filer une migraine pareille.
Ma gueule ébouriffé et mes yeux gonflés ne choquèrent pas le vieux serveur silencieux quand je descendis prendre mon petit-déjeuner : il avait sans doute vu beaucoup d’Occidentaux dans cet état pitoyable.
Assis au bar, courbé au dessus de ma quatrième tasse de café, je savourais des toasts réparateurs.
Le reste de la journée se déroula sans heurt de ma part. Je sais très bien, les apparences sont parfois trompeuses, quand je dois garder patiemment en moi les réactions à tout ce que j’entends. Ne serait-ce que par respect pour ceux qui avaient consciencieusement préparé leur intervention, vieux birbes comme jeunes chercheuses. La journée se déroula donc sans heurt de ma part. Nous eûmes droit à notre lot de banalités philosophiques, racontées de manière fort dramatique. Héroïsation des idées à la française. À noter parmi ces beaux morceaux de bravoures : une vieille femme bronzée et permanentée au regard inquiet, soucieuse que les hommes "vivent leur vie de manière authentique". Plutôt que de confier son angoisse et sa tristesse au soin d’un psychanalyste, elle avait choisi un public semi-cultivé d’expatriés et d’attachés d’ambassade. Audacieux ! Il y eut également un jeune homme à la barbiche de Trotski, activiste incandescent, qui nous invitait à rendre à la philosophie sa dangerosité. La ferveur avec laquelle il parlait d’insurrection à venir et de violence légitime le faisait suer à grosses gouttes, lui donnant l’allure d’un malade délirant sous la fièvre tropicale. Puis, comme il s’indignait de l’absence des classes populaires, maudissant l’entre-soi des "héritiers", il quitta la scène avec pertes et fracas. Il avait certainement rendez-vous avec ses amis à la conscience pure au bar dans le patio du Hilton. Ce n’est pourtant pas un coin du monde où il fait bon pour un barbichu de se promener seul. Les piolets sont en vente libre. Soit dit en passant, je connais des philosophes méchants, désagréables, contents d’eux-même mais aucun de dangereux. Si ce n’est pour le poste de leurs collègues.  Pendant ce temps, je voyais la Brune s’affairer. Soutier de notre expédition de pieds nickelés qui, sous sa direction, prenait des airs de voyage d’affaires dynamique et organisé.

Hunter S. Thompson dans les années 60 à San Juan, Puerto Rico. Certainement en train d'écrire son premier roman, The Rum Diary.

En début de soirée, je démarrais l’apéritif avec un certain Torres, timbalero sud-américain, caution tiers-mondiste du Colloque, venu discuter musique amérindienne. Si je tenais compagnie à ce latino, c’est qu’aux antipodes de l’aristocratisme intellectuel qui dominait les séances, il était simple, humble et jovial. Nous évoquions notre intérêt commun pour les percussions pulsantes de la musique latine, quand il me posa LA question interdite :
— Mais toi, pourquoi est-ce que tu fais de la philosophie ?
Sempiternelles questions, comment, quand, pourquoi. Je n’en sais rien. Plutôt que de m’enfermer dans le silence, je pensais m’en sortir avec humour, une de mes marques de fabrique.
— Boh, après avoir bourlingué de bar mal famés en bar mal famés, je me suis dit : quitte à truander, pourquoi pas de la philosophie ? Je n’avais pas assez mauvaise conscience pour l’humanitaire.  Pourtant Dieu sait que je suis corruptible !
Il sourit à ma pitrerie.
—Tu as faim ? me demanda-t-il, je connais un endroit.
Il m’amena dans une rue sombre et poussiéreuse du Quartier Colonial. Nous entrâmes dans une gargote pas très propre à peine éclairée. À l’intérieur, un ventilateur fatigué brassait un air toujours chaud. Plongés dans le mutisme, deux vieux indigènes en débardeur, affalés dans leur siège, transpirants, nous regardèrent nous installer. À part le bruit du ventilo, on entendait le grésillement d’une radio mal réglée. On distinguait les mélodies de chansons en espagnol qui devaient faire pleurer les machos lorsqu’ils étaient ivres.
Nous partageâmes un plat aussi bourratif que délicieux : abats de porc, patates, bananes plantains, oeufs, ignames et poissons entiers. Un mélange varié d’ingrédients et d’épices. Beaucoup de restes : un plat de la pauvreté. Ce qui s’accordait parfaitement avec l’ambiance panaméricaine de ce pays. Une certaine image de l’Amérique, multiculturelle, métisse et cosmopolite. Nous arrosâmes le tout avec du rhum.
Ce fut lui qui brisa le silence en premier.
— Vous êtes des romantiques vous les Français. 
— Si je t’ai fait des avances, crois bien que c’était à l’insu de mon plein gré, me défendis-je. 
— Mais non, estúpido, je parle du type de matin. Celui qui a quitté la salle. Le révolutionnaire ! 
— Ah oui ! Une synthèse de Dieu, Marx et l’Armée du Salut à lui tout seul. 
En riant, il me traita d'homme sans principe, provocateur et insultant.
— Parce que toi, renchéris-je, tu ne penses pas que tout ceux qui se piquent d’éduquer le populo, au fond, n’en veulent qu’à son fric ?
— Je ne sais pas…
Il marqua une pause puis reprit, les yeux dans le vague.
— Tu sais moi, contrairement à l’autre, je l’ai faite la révolution. Dans mon petit pays d’Amérique du Sud. On avait une dictature militaire avec un général en costume vert-de-gris tout comme il faut. Nous, on était les libérateurs du peuple, tu vois ? On se battait pour l’autonomie. Contre la junte militaire et l’impérialisme. Alors, la violence de menacer quelqu’un avec une arme, je la connais. L’impôt révolutionnaire, la propagande par le fait, l'illégalisme, je connais tout ça aussi. J’en suis revenu. Oh, pas parce que j’ai perdu l’envie de me battre pour la justice. Je suis resté sincère et idéaliste jusqu’au bout, je crois. Mais, parce que sur le terrain, la réalité est tout autre. Loin du romantisme, tu vois ? L’impôt révolutionnaire ? Tu parles d’une connerie. Du racket pur et simple, voilà la vérité. La doctrine c’était prendre aux riches, aux pauvres comme aux pas si riches que ça et aux très pauvres. Quand on a fini par dégager les militaires, parce qu’on a réussi, aucun de mes camarades n’est retourné à l’usine ou aux champs. Ceux qui ne sont pas entrés au gouvernement ont dérivé vers les cartels, braquages, trafic de drogue, prostitution… Quand on se bat pour le bien du peuple, fatalement, on finit par vivre à sa charge. Au final, tout le monde haïssait la dictature mais nous, on suscitait le dégout.
Il s’était arrêté de parler, le visage désolé et clément. Nous sommes restés tous les deux, silencieux, à boire des rhums jusqu’aux premières lueurs de l’aube, resplendissante, colorée, insensible.

Pochette de l'album Camino del Sol du groupe belge Antena. Label  : Les Disques Du Crépuscule.

Qu’importe, au fond, ce qui se passa au Colloque ensuite. Les débats virulents, les table rondes, les cocktails, les déclarations des maoïstes libertins contre les divisions spartakistes de Terre-Neuve ou d’ailleurs. L’ordre éternel des choses se rappelle parfois à vous sans prévenance ni poésie. Heureusement au Club Med de la philosophie, c'était bientôt hors saison. Le départ était prévu pour le lendemain.
Pour célébrer le succès du Colloque, on avait organisé une grande fête dans l'hôtel. Buffets de petits fours, fontaines de champagne, tables de blackjack et de craps. Je ne me sentais pas d'humeur joyeuse. Je m'imaginais disparaître dans la jungle pour fuir la civilisation occidentale. Ou me noyer dans la baie de Rio. J'avais un sacré cafard.
Le seul espoir que j’avais de sortir de ce marasme portait, évidemment, un sérieux tailleur bleu marine et un chemisier blanc. Il semblait que ma personne ne la laissait finalement pas si indifférente que ça. Nous regagnâmes mes quartiers sans dire au revoir.
Elle se tenait devant moi, croisant les bras, sans pour autant dissimuler ses seins dressés. À travers les persiennes, la lumière de la fête envoyait sur son corps des zébrures qui me donnaient l’impression de la déshabiller à nouveau. Je devinais la naissance des cuisses. Son regard.
Des odeurs du passé me revinrent. Des odeurs plus humaines, de sueur brune, de peau trop longtemps exposé au soleil, d’insouciance.
J’avais dans les yeux, son visage blanc empourpré par l’émotion, les filet brillants de sueur y glissant, collant de petites mèches de cheveux aux tempes, ses épaules dénudées, blanches et moites.
Puis la vision a perdu de sa netteté, s’est troublée et, portée par les notes mélancoliques d’un poste de radio esseulé, est allée se perdre à jamais dans la nuit interminable des Caraïbes.

*

(À lire de préférence en buvant de la cachaça, au bord de la piscine d'un hôtel minable de la banlieue de São Paulo, en écoutant Camino Del Sol d'Antena, trait d'union entre Antônio Carlos Jobim et Kraftwerk.)

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