jeudi 7 mai 2020

Le travail de romancier

Le meilleur remède contre ce monde de fous tranquilles, après l'alcool et les femmes, reste encore la littérature. Le bonne, je veux dire.
Malheureusement, si vous comptez vous coucher de bonne humeur, entrer dans une librairie n'est peut-être pas la meilleure idée. Les tables et les tourniquets croulent sous le pire de la production contemporaine : nombrilisme, héros à la française pour qui les idées sont équivalentes à la lutte armée, littérature envisagée comme critique sociale, témoignages d'anonymes, manuels de développement personnel et d'éthique, etc. Plus vraiment de fictions intelligentes. Par contre, vous pouvez, à loisir, apprendre à jardiner et à pratiquer l'astrologie. Si vous êtes plutôt un intellectuel, pourquoi ne pas découvrir la vie d'un présentateur télé, les vertus du libéralisme ou celles de l'homéopathie ?
Comment en sommes-nous arrivés là ? Il faut certainement remonter au tournant des années 50-60. C'était l'époque de l'impossibilité d'écrire. On recyclait ce thème à toutes les sauces. Il fallait cesser d'écrire des romans ou écrire des choses qui n'avaient plus aucun rapport. 
D'un côté, on avait l'échec de la littérature engagée, représenté par le duo comique Sartre-Camus. On ne pouvait plus écrire de romans, genre bourgeois et dépassé, alors il fallait faire de la politique, du journalisme ou de la télévision. De l'autre, on avait les hystériques de la théorie, Nouveau Roman et compagnie, qui s'opposaient à la conception sartrienne de la littérature et prônaient la mise hors-circuit de son contenu factuel et moral.
Dans un autre genre, mais, me semble-t-il, représentatifs de la même tendance de fond, on avait le droit : à l'esthétisme des Hussards (manière d'écrire frivole prônant le plaisir et le dilettantisme), aux grands bourgeois alcooliques qui glosaient sur leur impuissance créative (et sexuelle, reprenant ainsi les thèmes d'Henry Miller) et au groupe Tel Quel qui popularisa le thème de la relation entre code romanesque et domination de la bourgeoisie. L'avant-garde littéraire devenant ipso facto l'avant-garde politique. Joyce et Mallarmé se transformant en écrivains plus "progressistes" qu'Aragon et Zola.
Voilà donc les voix qu'on entendait à l'époque et qui continuent  de structurer la production contemporaine. Vous pouvez jouez chez vous. À votre avis, à quelle catégorie précédemment citée appartiennent ces auteurs : Houellebecq, BHL, Echenoz, Beigbeder et Edouard Louis ?
En marge de tout ce fatras, Michel de Certeau distinguait trois phases de l'opération historiographique, ce qu'il appelait la "phase de documentation", la "phase explicative/compréhensive" et la "phase représentative de mise en forme littéraire ou scripturaire". Dans une interview, Thierry Marignac exprime une idée qui me semble similaire : d'abord il cherche une sous-culture, il l'apprend puis il la restitue dans un récit vraisemblable, original et adéquat.
Présentée de cette façon, l'écriture de romans semble une entreprise pertinente et inépuisable. À condition de faire un tout petit effort pour trouver un sujet valable et le transformer en fiction cohérente. En dépit de tout ce qui a pu être dit contre eux, les artisans du roman sont les moins susceptibles de prendre les lecteurs — plus souvent victimes que bénéficiaires des "innovations" — pour des imbéciles.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés