samedi 16 mai 2020

Jacno, moderne



En 1979, Olivier Assayas tourne un court-métrage promotionnel de 8 minutes pour le premier 33t de Jacno, produit par le label Dorian - Le Disque moderne (ça ne s'invente pas). Ce film, intitulé Rectangle, deux chansons de Jacno, est tourné dans l'une des tours Perspective du quartier de Beaugrenelle. Gros plans sur des machines, synthétiseurs et boites à rythmes, plans américains de Jacno, élégant, dans un décor du nouveau Paris, immeubles en matériaux bruts,  béton et aluminium, grandes baies vitrées, écran titre aussi épuré et géométrique que les mélodies de l'album. Les motifs musicaux et le contexte du clip se répondent l'un l'autre. Au centre : le moderne, thème en vogue s'il en est.
Plus jeune, je m'asseyais dans le square Georges Pompidou (grande figure de la modernité française) de Vincennes, entouré d'immeubles à l'architecture semblable aux tours Perspective (en plus fauchée), pour fumer des cigares. Je pensais souvent à ce petit film. Les pierres incrustées dans le sols et les dalles formaient des motifs circulaires, envoutants. Alors, je contemplais ce décor sur la mélodie d'"Anne cherchait l'amour" ou de "Triangle" et je vivais une émotion esthétique que je pensais définitive.
D'abord connu pour son groupe punk, les Stinky Toys, puis pour le duo qu'il forma avec Elli Medeiros (déjà présente dans les Stinky Toys et qui a eu la carrière qu'on lui connait), Jacno se lance en solo en 79. Il mène en parallèle une carrière de producteur et d'arrangeur, s'occupant, entre autre, de Mathématiques Modernes, du premier 33t de Daho (parcqu'une des maquettes avait, selon lui, un air de John Cale !), de Daniel Darc, d'Higelin... Avec Elli, il participe également à la BO d'un fameux film de Rohmer, Les Nuits de la pleine lune dont une partie de l'action se situe à Lognes, ville nouvelle de Marne-la-Vallé, alors en plein développement urbain. L'architecture moderne encore. Le reste du film se déroulant dans des appartements bourgeois à Paris (les fêtes, la branchitude, Alain Pacadis, Bulle Ogier, le Palace, vous connaissez). Mais c'est l'artiste, auteur-compositeur-interprète, qui m'intéresse.
Si les productions artistiques fin 70, début 80 ont vite tourné au ringard (cold wave, néo-polar, art optique, etc.), pourquoi la musique de Jacno est-elle, me semble-t-il, restée intacte ?Grâce à un usage inédit du matériau sonore. Il utilise les claviers pour composer de véritable thèmes. Des agencements de notes qui se répètent sans pour autant reproduire le même schéma. Il n'y a répétition qu'à travers les variations. Il y a un son Jacno (c'est à peu près aussi intelligent que de dire d'un écrivain qu'il a un style, mais bon...). Des mélodies glacées accrocheuses et des paroles originales et ironiques. 
Ces dernières ne sont en effet pas en reste. Bien loin d'être de simples compléments à son travail de composition, les textes de Jacno sont le fruit d'un véritable travail d'auteur. Des textes touchants, surréalistes et franchement poétiques. Il multiplie également les exercices de style : l'inventaire à la Prévert avec "Mauvaise humeur" ou "Les Objets" (le premier brille au firmament du genre aux côtés de "Corned Beef" du groupe punk rigolard Bulldozer), le détournement avec "Le Sport", le délire électro-mystique avec sa version de l'Ave Maria...
Dans ses Fiches, au paragraphe 173, Wittgenstein note que "tout un monde se tient dans une phrase musicale". Rien n'est plus vrai pour ce premier album solo de Jacno. Avec sa beauté froide et métallique, il est l'oeuvre d'un jeune homme résolument möderne, pour l'éternité.

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