"On peut écrire un roman avec mauvais goût, outrance et génie, mais il n'y a pas d'exemple d'une belle nouvelle qui ne soit techniquement réussie", écrit Paul Morand en 1934 dans la préface du volume inaugural de la collection "La Renaissance de la nouvelle", exclusivement consacrée au genre. Paul Morand donne ici sa conception d'un genre littéraire où il estime que le Français, "analyste, méchant et décortiqueur", excelle.
Est-ce un hasard si c'est à Paris qu'Edouard Limonov rédige un grand nombre de ses nouvelles, parues en recueils à la fin des années 1980 ? On peut citer Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo, ou encore Incidents ordinaires et Cognac Napoléon, Salade Niçoise et quelques histoires qui paraissent dans Playboy.
Oublions cet hypothétique trait du génie français (nous ferions plus court et condensé que les Anglais, mouais...) et revenons aux textes qui évoquent la vie du jeune écrivain russe, installé à New York et à Paris.
En quittant l'URSS en 1974, un monde meurt, un autre lui apparaît, celui de l'american way of life, de la Liberté, de l'Occident content de lui.
"Je préfère de beaucoup la littérature américaine à la littérature russe", déclare Edouard Limonov invité avec d'autres réfugiés par l'université de Los Angeles pour discourir sur Tolstoï, Pouchkine, Gorki, "elle est beaucoup moins encombrée de scories littéraires, plus nette, plus tranchante, sans tout ce fatras culturel que nous autres, Russes, avons reçu en partage."(1)
Le caractère étrange et singulier du style de Limonov s'est affirmé dans ce sens au contact de New York, plus syncopé, plus précis. Ceci pour une raison simple. Il était bercé par le même rythme que les voyous au chômage qui zonaient dans le Lower East Side : "C'était alors la vague punk, et le meilleur de l'époque étaient les poèmes écrits par Lou Reed, et mes propres textes. L'Esthétique punk est évidente dans les deux cas. Par exemple dans la brièveté, la brutalité, la rapidité, les coupures de Journal d'un raté ". Dans l’introduction de Punk: The Brutal Truth de Hugh Fielder, on peut lire cette phrase : "Punk is not limited to one particular place or time, because punk is really an idea. More than that, punk is an ideal, an urge, an instinct". Dans ces conditions, Limonov est un auteur punk comme on aura rarement été punk.
Les nouvelles de Limonov sont des tranches de vie saignantes. Tout le contraire de la littérature engagée. Il dresse les portraits de personnages divers et fantasques, révélateurs de l'époque, pris sur le vif, que la nouvelle place sous leur jour le plus cru. Cette maîtresse qui l'abandonne à son sort en plein Bronx, ce ministre à la "tête comme s'il avait eu la petite vérole"(2), les écrivains apparatchiks participant aux Journées de la littérature mondiale et bien d'autres encore. Et les instantanés du Journal, quelle richesse d'images, d'émotions ! Quelle lucidité, quelle netteté !
"Pour un poète, quel thème que ce jet d'eau qui ne retombe pas ; quelle pureté dans cet effort coupé de ses causes et de ses effets. Le désintéressement vis-à-vis de ce qui arrive, de tout ce qui, en outre, pourrait arriver, voilà par où la nouvelle s'apparente au poème" dit Morand dans la préface citée plus haut. N'oublions pas que Limonov est d'abord poète.
Bien sûr, il a écrit de nombreux romans, des mémoires, des textes politiques, mais n'est-ce pas dans la forme courte, les nouvelles, les poèmes et les vignettes du Journal d'un raté qu'il a le plus exprimé son génie littéraire ? Y compris dans les chroniques de La Sentinelle assassinée, qu'il devait sans doute imaginer comme relevant de la pensée sociale, on trouve des chefs-d'oeuvre de la nouvelle. La glaçante "L'eau de feu de Satan" m'a marquée pour longtemps.
Je m'en voudrais de recycler mes formules mais à la lecture de dernières chroniques culturelles sur les livres à découvrir pendant le confinement, je m'y sens contraint : laissez tomber le Canada Dry and get the real stuff ! Ne lisez pas Carrère mais lisez Limonov !
(1) Thierry Marignac, "Le poète russe préfère les kids", Libération, mercredi 21 avril 1982
(2) Edouard Limonov, "Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo"
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