Court-circuit de deux regards dans un blitz transatlantique. Pierre Drieu la Rochelle et Victoria Ocampo. Ils étaient fait pour devenir amants : “Nous étions perdus dans la forêt d'une cruelle époque de transition ; perdus dans notre solitude ; perdus, de manière différente, dans la question sexuelle ; perdus dans notre étrange vocation religieuse sans foi ; dans notre amour de l'absolu et de la vérité absolue : païens mystiques privés de catacombes et de Dieu. Tout cela sur des chemins si opposés qu'à première vue n'émergeaient et ne s'imposaient que nos différences“, écrit-elle.
Nous sommes en février 1929. Main dans la main, le rêveur des berges et la belle dignitaire argentine errent sur les quais de Seine. En avril, Victoria repart pour Madrid et l'Argentine. Drieu n'aura pas su la retenir. Apathie causée par le choc de la rencontre mêlé à son habituelle attitude d'autodénigrement ? Toujours est-il qu'elle revient à Paris en 1930. Avant de repartir. Leur relation sera rythmée par ces constantes séparations. À chaque fois, elle part la valise vide. Sans lui.
Entre deux avions, deux bateaux, les lettres se perdent. Les télégrammes fusent : “SINGER IN HIS ISLAND LUTETIAN WOMAN SAILING IN SEAS HARMONIES IN HELL OF ABSENCE - DRIEU“. Comme tant d'autres, Drieu ne se remettra jamais complément de son quart d'heure (sud-)américain.
Les lettres sont rarement indulgentes. Mais leurs différends politiques, intellectuels et moraux finissent toujours par passer au second plan. Aucun système, aucune idéologie ne peut résumer la solidarité, amicale ou amoureuse, entre deux êtres. Ce “génie charnel“ de Victoria n'aura pas échappé à Roger Caillois : “D'ailleurs, les livres ne sont jamais pour elle qu'un appât ou une enseigne, une raison sociale. C'est l'auteur, c'est l'être humain qui l'intéresse. L'oeuvre l'y conduit et ne sert qu'à l'y amener. Une fois qu'elle connaît l'auteur, elle ressent moins le besoin de lire ses oeuvres. Elle a l'essentiel, le noyau, la source.“ Le concret plutôt que les notions générales : on n'a jamais rencontré l'Homme ou la Femme, et surtout pas caressé leur peau.
L'esprit de leur première rencontre, la littérature comme salut, ne s'essoufflera pas pendant la guerre. Au contraire. La politique “ce n'est pas sur ce terrain que nous nous retrouvons, mais sur l'autre. Sur celui où on ne s'enlise pas“, lui écrit-elle. La littérature, indissociable de l'amour, serait donc cette terre praticable, nue et blanche qui confère “un sens (peut-être unique) à la lumière, aux ombres, aux plus petits reflets“. Une pampa à parcourir de ses doigts.
Sans doute, l'homme couvert de femmes ne les aimait-il réellement qu'intelligentes, sensuelles, riches, fortes, intransigeantes et libres. Cela fait beaucoup mais, après tout, on n'a qu'une vie, surtout lorsqu'on y met fin.
*
Lettres d'un amour défunt. Correspondance 1929-1944, de Pierre Drieu La Rochelle et Victoria Ocampo aux Éditions Bartillat (réédition 2020).
À en croire le premier et unique chanoine honoraire de la basilique Saint-Jean-de-Latran, il n'y a pas d'argent magique. Je conteste, poliment, mais je conteste. À la manière des instituts de sondage d'opinion, la Banque de Phrance crée de la matière à partir du vide. Si ça ce n'est pas de la magie...
Cependant, j'entends bien que lorsque l'argent vient à manquer (ce qu'il ne manque, justement, jamais de faire) la prestidigitation fiscale est un moyen bien limité de remplir les caisses. Heureusement, l'Administration et ses régents veillent. Et ils disposent d'un moyen tout sauf magique de faire rentrer de l'argent : l'impôt.
En prenant en considération qu'il s'agit là de l'unique moyen certain de vider les bas de laines, je m'apprête à proposer une solution géniale et définitive pour renflouer l'État :
Imaginez, sur le modèle de l'impôt sur la fortune, une taxe sur un signe extérieur de richesse en particulier : l'impôt lui-même. Car plus vous payez d'impôt, plus vous êtes censés toucher des sous. (Il y eut bien un impôt sur les portes et fenêtres). Imaginez ensuite que vous payiez 10.000€ d'impôt par an et que le taux de cet impôt sur les impôts soit de 10%. Vous vous retrouverez, en fin d'année, à payer 11.000€ (10.000 + 1000). Sauf que, et c'est là tout le génie de la chose, cet impôt est lui-même imposable ! Grâce à une subtile utilisation de la théorie des ensembles, nous assistons à une régression à l'infini, comme dans un jeu de poupées russes. Le paradis de Cantor est tout sauf un paradis fiscal car vos 11.000€ se retrouvent à nouveau imposables, portant le montant à payer à 12.100€ et ainsi de suite. Il suffit ensuite de plafonner l'impôt à partir du moment où l'on considère que l'on a assez de pognon.
Les rentiers férus de logique, tremblant tout de même pour leur vie, m'objecteront que les ensembles sont rangés selon une hiérarchie de types et qu'il est sans signification de se demander si un ensemble est inclus dans lui-même ou non. Je réponds : “Certes“. Mais je ne doute pas que je saurais trouver, à la Direction Générale des Phynances Publiques, une oreille attentive à mon discours et ce en dépit de toute erreur de raisonnement.
Je vous annonce donc que j'abandonne (au moins temporairement) la littérature pour me consacrer à ma nouvelle vocation de conseiller économique, prenant au sérieux la leçon des experts : ce n'est pas parce qu'on n'a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule. Jacques Attali, prends garde !
Le dernier épisode du podcast de Yasha Levine et Evgenia Kovda, Immigrants as a Weapon, est tout entier dédié à deux auteurs d'origine soviétique : Edouard Limonov et Natalia Medvedeva. Avec, pour en parler, "l'ami français" de Limonov, Thierry Marignac (autopromotion).
Il n'est pas utile de rappeler ici qui était Limonov (autopromotion bis). Le cas échéant, on renverra le lecteur vers les nombreux textes que Marignac a déjà consacré à son sujet.
Une petite reflexion en passant. Limonov, comme le rappelle Marignac, n'a jamais été un romancier dans le sens traditionnel du terme. Il n'écrivait que sa propre biographie. Mais alors : comment se fait-il que ses ouvrages échappent au narcissisme et à la futilité du genre autobiographique ? In fine, ne s'agit-il pas - suprême insulte - d'un auteur autoficitonnel comme les autres ?
Long story short : bien sûr que non. Limonov n'a rien à voir avec ces malades du journal intime qui colonisent nos librairies. Comme le rappelait déjà Victor Chklovski dans sa Technique du métier d'écrivain (1927) : "Les écrivains professionnels d'aujourd'hui souffrent du même défaut, qui, dans leurs écrits, parlent beaucoup trop l'un de l'autre et de leurs états d'âme personnels. [...] Ils ne voient plus les choses mais leur voisin."
Limonov était un exilé international, toujours à contre-pied. Voyou puis poète en URSS, immigré soviet aux USA sans être dissident, chouchou de la gauche caviar à Paris voué aux gémonies après ses prises de positions sur la guerre en Yougoslavie, opposant politique atypique dans la Russie privatisée. C'est cet esprit de contradiction, ce souffle punk, qui lui offrait son si singulier rapport au monde. Il avait cette capacité (si littéraire) de voir les choses comme si elles n'avaient jamais été vu avant et il pouvait les placer sous un jour inédit. Les gens (a fortiori les résidents du Grand Hospice occidental) ne savent pas voir ce qui les entourent.
Peu importe qu'il manquât d'imagination au point de ne chroniquer que sa vie, ses voyages et ses opinions : il le faisait avec tant de talent et d'intelligence.
Les livres de Medvedeva sont plus difficiles à trouver en français. On se consolera en lisant ses poèmes, traduits, encore une fois, par Marignac.
Suivez également le travail journalistique de Yasha Levine.
"Réalité s'ouvre sur une suite linéaire martelée par des tambours martiaux, le genre de progression qu'affectionnent les bretteurs du ressac punk, sauf qu'une guitare acoustique en maîtrise le thème, en connivence avec la SG qui se retient d'exploser et étaye la structure de notes brumeuses. Puis la basse s'évade et grimpe tel un lierre sur les syncopes, jusqu'à ce que le grain saturé reprenne ses droits et que roule la voix chargée d'alluvions. La différence est faite en moins de trente secondes. Là où hurlent les coyotes urbains, où les imprécateurs iroquois crachent au ciel, Camera Silens entre en matière imprégné de spleen. Le groupe a suffisamment vécu pour mettre ses tourments en musique et raconter leurs tristes corollaires. Déjà, la pochette en dit long avec son marcheur renfrogné. L'ennui, les squats cancéreux, les jeunes qui cherchent une échappatoire et se balancent du Pont de Pierre, voilà l'envers du décors bordelais narré sur les plages de cet album. [...]
Camera Silens maîtrise le tempo, excelle dans le trapu, s'octroie des refrains cavalcades mais retombe toujours sur ses Dr. Martens, preuve en est l'ouverture de "Classe criminelle" : la basse doublée assure simultanément rythmique et mélodie, bien calée sur des tons explosifs qui lâchent la bride à un saxophone expirant sur la scansion du titre, juste avant que ne démarre la machine à pogoter. Ce sax nom de dieu ! Foutu de faire rouler une larme sur les joues burinées des soudards ! L'opus se conclut par l'hymne indispensable "Pour la gloire" et l'on frôle le sans-faute. Réalité s'apprête à entrer dans l'histoire, ce n'est qu'une question de temps et de mentalité.
Et si son écho résonne jusqu'aux nouvelles générations, c'est qu'il exsude ce blues que tous les rude boys et autres hérissons portaient dans leur coeur et que nul autre n'avait su retranscrire."
- Thierry Saltet, "Réalité" in Patrick Scarzello, Camera Silens par Camera Silens
Notre émotion ne traduit peut-être que la poésie perdue.
- Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace
Aurai-je longtemps le sentiment du merveilleux quotidien ? Je le vois qui se perd dans chaque homme qui avance dans sa propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pavé, qui avance dans l'habitude du monde avec une aisance croissante, qui se défait progressivement du gout et de la perception de l'insolite. C'est ce que désespérément je ne pourrai jamais savoir.
- Aragon, Le Paysan de Paris
Il était dix-huit heures et j'avais décidé de lutter contre la canicule, objet insupportable pour tout hyperboréen, en m'accoudant au zinc d'un café où j'avais mes habitudes. Le patron, un triste sir ombrageux, manches de chemise retroussées, arborait un tablier noir et le foulard typique des gars de l'Auvergne, d'un rouge vif.
Sur une ardoise, on pouvait lire, à la craie :
Aligot saucisse
Truffade d'Auvergne
Pièce de Salers
Tant de plats qui, avec quelques degrés de moins, auraient enchanté ma nuit. Mais là, à cause de ce soleil, pourtant déclinant, ardent comme un flambeau, je n'étais mû que par la soif. Une soif quasi-cosmique ! Existentielle ! J'éclusais donc les verres de bière.
À l'époque du crabe reconstitué, cette ardoise avait tout de même presque valeur de haïku.
Ainsi accoudé à mon comptoir, j'aurais pu vous décrire le spectacle du petit peuple des trottoirs, me faire l'impressionniste de Paris. Vous dire qu'il y avait là un bout de rue banale, compter les clients, les passants et les pigeons. Malheureusement de nos jours, Paris est loin des exquises délicatesses des toiles impressionnistes. Le flou artistique du brassage social a laissé place à un chaos de formes brisées. Les appartements forment entre eux des angles obliques, les bâtiments se désaxent, les toitures sont de guingois, les escaliers lacérés d'un mouvement incessant. On n'utilise même plus de béton armé mais du staff, des polymères et autres cochonneries de synthèse. Toutes ces formes qui n'existaient que dans les délires du cinéma expressionniste allemand - et qui exposaient la folie inhérente à l'autorité et au Capital - sont désormais la marque de fabrique de notre époque. Culot, cynisme ou inconscience ? Même les buildings, que j'avais tant admirés à New-York, n'étaient plus ces formidables fleurs de verre et d'acier croissant entre les pierres des trottoirs jusqu'à l'azur des tours. Ils n'avaient plus l'allure que d'appareils administratifs sans goût. Sensibilité de fonctionnaire !
J'avais attaqué le septième apéritif et ma diatribe (interne, bien entendu) picturalo-politique m'avait passablement échauffé. Quand soudain, la porte du bistrot s'ouvrit. Des touristes américains. Moralement, je me dressais ! Mais à l'intérieur, les français de bases étaient tout guillerets. Vous vous imaginez ? Des Américains, des vrais ! Mentalement, je les foutais dehors à grands coups de pied dans le train. L'Auvergnat, toujours taiseux, continuait à essuyer ses verres. Je suppose qu'il n'en pensait pas moins. Que venaient-ils chercher exactement ? Un dépaysement préfabriqué, certifié traditional french cooking ? Paris est depuis longtemps devenu semblable à n'importe quelle de leurs mégalopoles : pétrodollars, hôtels pour japonais et enseignes victimes de la négoce immobilière. Le tout en plus provincial peut-être.
Je m'attardais alors à contempler le corps informe d'un des Américains, le plus gros, celui qui devait être le chef de meute. D'une pâleur irréelle, archétype de la corpulence en soi, la lumière lui collait à la peau effaçant les contours et exacerbant les détails. C'était une pâte molle avec des touffes de barbe évoquant un maquis desséché. C'en était trop pour moi. Je m'engouffrais dans la rue. Sur la devanture du café, on pouvait encore lire : vins & liqueurs, bois & charbons.
Le soleil n'en finissait pas de se coucher. Au dessus de la ville, aux teintes orange monochrome de paysage passé à la photocopie, planaient des nuages comme des langues de feu. Toute la matière colorée semblaient sortir d'un éternel crépuscule qui, par un jeu de miroirs déformants, désagrégeait les objets : les bistrots devenaient des bars lounge, les cafés, des latte et les ateliers, des salles de spectacles subventionnés.
Fatigué par la chaleur et la boisson, comme pris d'une étrange fièvre, je me mis à parcourir Paris en espérant que ma mémoire musculaire - chose étrange ! - me ramène dans une de ces rues frileuses, de moi connues. À l'abri de la foule et de la pression immobilière. Pendant que je déambulais, il me semblait entendre le cri immense, infini de l'agonie de la ville.
La plupart de ceux qui sont restés ne semblent pas trop s'en faire. Tout comme ils sont satisfaits de leur léger embonpoint et d'être un peu sous-payés. La proximité du monde du spectacle et de la frime excuse tout. Y compris les discours décharnés et rabougris des hommes et femmes au pouvoir et leur urbanisme à marche forcée.
D'ailleurs, pourquoi n'étais-je pas encore parti ? Certainement à cause de ma puérilité à toute épreuve qui, entre les gravats des éternels travaux d'aménagement, me faisait trouver, partout, à chaque instant, prétexte à émerveillement.
Au bout d'un moment, je me retrouvais dans une rue déserte, aux bâtiments désaffectés aux frontons desquels on pouvait encore déchiffrer ces inscriptions, écaillées par le temps : Manufacture générale de poterie d'étain. Bazar d'électricité. Usine à vapeur. C'était une vision complètement rétrofuturiste. Ma tentative pour retrouver cette intégrité de la ville que la marchandise avait mutilée passait par le modèle grossier et rudimentaire des mythes archaïques. De vieux souvenirs "en mauvais état, postsynchronisés et projetés dans des conditions défectueuses"(1) sur les murs. En cette nuit d'été, l'air s'épaissit, se gonfla et des êtres revinrent à la vie, invisibles mais bien vivants. Francis Carco, Robert Giraud, André Salmon, Jean-Pierre Clébert, Jacques Yonnet et Pierre Mac Orlan, silhouettes en ombre chinoise.
Dans la ville, un grand nombre de nos souvenirs sont logés. Dans ses routes, ses carrefours, ses bancs, sur ses façades, dans ses coins et recoins, nos souvenirs gardent des refuges caractérisés. Tout cela malgré sa destruction programmée. Car même si ces endroits sont à jamais rayés du cadastre, étrangers à toutes promesses de joies présentes et à venir, il restera toujours qu'on a aimé les petits bistrots, les tabacs du coin, les bouchons populaires, les antres de bougnats de Mouffetard, de Maubert et des Îles. Lorsqu'on a plus rien, lorsqu'on a tout perdu, ou presque, il restera toujours qu'on a vécu. Nous étions là. En quelque sorte.
D'où l'importance de la littérature aujourd'hui. La vraie, je veux dire. Pas les flâneries curieuses, ni les anthologies pittoresques, ni les "dictionnaires amoureux". Que les étiquettes étouffent les épiciers de l'édition ! Je parle de ces pourvoyeurs de rêve qui imposent leur couleur au passé et que nous croyons retrouver aujourd'hui en les relisant.
Je me couchais l'esprit gros d'articles fantaisie, d'enseignes et réclames clignotantes, de musiques de cabaret et d'éléments de décor criards. Nous boirons éternellement à la santé de Mac Orlan et du fantastique social, qui n'existe plus que dans nos têtes. Mais qui existe malgré tout.
Comme on disait à l'époque, le XXe siècle a débuté avec Marinetti pour se terminer avec "Metallic K.O." des Stooges. Après, tout restait à créer. No future. Mais le future était déjà là. Les jeunes gens mödernes n'avaient pas d'autre choix que de composer avec.
Froissement de métal sur rythmes concassés, romances radioactives en noir et blanc, l'Afterpunk est en marche - du feu sous la glace - et David est son héros.
Le confinement a vu apparaître (entre autres choses) dans la presse culturelle un terme étranger, exotique : "hudslut", la faim de peau. Une fois passée l'exaltation de l'Autre ("un intraduisible !"), on remarquera qu'il s'agit d'un phénomène bien connu des habitués de la littérature bistrotière et autres ethnologues de comptoir.
"M. et Mme. Girbal, tous deux natifs de Saint-Urcize (Cantal), sont jeunes et possesseurs du "tonus" nécessaire à la gestion d'un établissement entre tous difficile à tenir en mains et à le bien tenir : car la clientèle de passage y est considérable, et les habituésentendent, contre vents et marées (humaines), y garder leur place.
"Leur place", c'est-à-dire : la poignée de main du maître du lieu, le sourire rapide mais gentil de la patronne, les signes imperceptibles, involontaires parfois, de reconnaissance que l'on échange avec la serveuse. Une fois sur mille, en vous présentant, d'un geste appris, mécanique, trop banal, votre gorgeon familier, on vous appellera "Monsieur Quelquechose", ou bien, faveur insigne, on énoncera votre prénom. Alors, miracle ! Même tout près de chez soi, on a peur d'être un abandonné : on ne l'est plus. On émerge de cette marée trépignante, piétinante, ignorante jusqu'au désespoir. On est quelqu'un de reconnu. On est quelqu'un. C'est peu de chose, et c'est immense. Les gens, surtout ici, ont besoin de ça. Qui leur en fait grief ?"
- Jacques Yonnet, "Chez Baptiste Girbal au Tabac d'Arcol", L'Auvergnat de Paris, 4 mars 1961
"Le bistrot répond souvent à un besoin de contact éminemment urgent et présent de contact. Le risque de l'âge, c'est l'isolement de plus en plus prononcé, et il suffit de fréquenter le matin quelque brasserie parisienne pour se rendre compte que ce que viennent y chercher dès potron-minet ceux qui s'attardent au comptoir, c'est d'abord un peu de compagnie. Le garçon le sait, qui s'affaire avec une bonne humeur peut-être un peu forcée et une virtuosité sans défaut auprès de la machine à café, mais sert aussi sans sourciller un ballon de Côtes-du-Rhône au petit vieux qui l'a demandé en murmurant, presque à voix basse, conscient en cette heure matinale de transgresser un interdit ("François, une petite Côte !").[...]
Nous avons besoin de relations superficielles. Les mots échangés dans les conversations sont souvent plus importants par le fait d'être échangés que par leur contenu. Importants du simple fait d'être prononcés en s'adressant à un autre, même s'ils ne lui apprennent rien, pas plus que la réponse de celui-ci n'apportera quoi que ce soit à l'interlocuteur. Les mots échangés pour ne rien dire le sont consciemment ; c'est l'échange qui importe. En s'accoudant au comptoir et en commentant le temps qu'il fait ou en s'inquiétant du temps qu'il va faire, ou encore, s'il ne s'intéresse pas ce jour-là à la météorologie, en se risquant à un pronostic ou un commentaire sportif, voire à quelque généralité prudemment politique, celui qui prend la parole ne le fait que pour vérifier que les choses sont dans l'ordre - un peu comme un joueur de tennis entrant sur le court " fait des balles" pour s'échauffer mais sans attendre de son partenaire autre chose que des coups attendus et des répliques sans surprise. Il suffit d'être privé, pour une raison ou pour une autre, de cette possibilité d'échanges purement formels (plongée dans un milieu étranger, solitude forcée d'un séjour à l'hôpital) pour en ressentir le manque et en mesurer la nécessité."
- Marc Augé, Éloge du bistrot parisien
"L'heure des hommes sans femmes, veufs ou célibataires, après les commissions. Ils sortent de la boutique de l'Arabe, de la Coop, de la Supérette et autre Paris-Médiocre. Le vrai marché, le samedi seulement, afin de recharger les frigos. Ils ont des sacs de plastique vantant une camelote qu'ils n'achètent pas, parfois un cabas de toile cirée noire, héritage d'un mariage dissous. Ils y transportent un bifteck, une tranche de jambon, des oeufs, une demi-baguette et un journal pour ceux qui ne se contentent pas de la lecture de celui du bistrot où certains arrivent remorqués par un clébard mité.
Le même troquet que par leur présence ils convertissent en club du troisième âge ou plus. En vieillissant ils aiment se rapprocher, resserrer les rangs pour combler les vides. Ils s'interpellent par des sobriquets, réminiscences du régiment : l'ancien, vieux soldat ou la classe.
Peu de discours, des phrases courtes, économes, qui fouaillent l'imagination et donnent à penser quand elles ne se bornent pas à formuler une banalité débouchant sur l'imprévisible dérapage.
- Et la santé ?
- Tout doux, tout doux, j'ai encore maigri de trois kilos !
Pour évoquer les valeurs d'intimité, il faut, paradoxalement, induire le lecteur en état de lecture suspendue. C'est au moment où les yeux du lecteur quittent le livre que l'évocation de ma chambre peut devenir un seuil d'onirisme pour autrui. [...]
Il y a donc un sens à dire, sur le plan d'une philosophie de la littérature et de la poésie où nous nous plaçons, qu'on « écrit une chambre », qu'on « lit une chambre », qu'on « lit une maison ». Ainsi, bien rapidement, dès les premiers mots, à la première ouverture poétique, le lecteur qui « lit une chambre » suspend sa lecture et commence à penser à quelque ancien séjour. Vous voudriez tout dire sur votre chambre. Vous voudriez intéresser le lecteur à vous-même alors que vous avez entr’ouvert une porte de la rêverie. Les valeurs d'intimité sont si absorbantes que le lecteur ne lit plus votre chambre : il revoit la sienne. Il est déjà parti écouter les souvenirs d'un père, d'une aïeule, d'une mère, d'une servante, de « la servante au grand cœur », bref de l'être dominant le coin de ses souvenirs les plus valorisés.
Est paru récemment le #20 de la revue Beatdom, numéro consacré ce mois-ci aux "post-beats", ces auteurs auxquels on attribue, de manière abusive ou non, une filiation beat. Parmi eux, le gentlemen de Louisville, Kentucky, celui qui chassait les lézards dans les casinos de Las Vegas, le freak de Woody Creek, le journaliste hors la loi, j'ai nommé Hunter S. Thompson.
Il y aurait énormément à dire sur cet auteur légendaire de la "contre-culture" américaine, spécialiste de la Mort du Rêve Américain, pas naïf pour un sou quant à ce dont il était témoin durant les 60s. Et ce modeste dossier n'en aborde même pas le quart de la moitié. Il a cependant le mérite d'apporter des éclaircissements quant à la place qu'occupe HST dans le panthéon de la littérature américaine du 20ème siècle.
Le premier article consacré à ce dernier, "Hunter S. Thompson and the Beat Generation" de David S. Wills, se contente de relater, de manière scolaire mais efficace, les relations qu'il entretenait avec les trois grandes figures beat : Kerouac, Ginsberg et Burroughs. Du point de vue littéraire, le plus proche de lui n'est pas forcément celui qu'on croit... Cet article est également l'occasion de (re)lire les hilarantes nécrologies consacrées à Ginsberg et Burroughs.
Viens ensuite "Chasing Hunter's Literary Persona Through the Pages", une longue interview avec le Dr. Rory Patrick Feehan (qui a consacré une thèse à HST). Interview durant laquelle on apprend que l'héritier journalistique de HST pourrait bien être Matt Taibbi (ex-The eXile, Rolling Stone). Où l'on dit du bien du Outlaw Journalist de William McKeen et du mal de l'affreux Hunter: The Strange and Savage Life of Hunter S. Thompson de la toute aussi affreuse E. Jean Caroll. Où l'on redore également le blason de deux livres tardifs et sous-estimés du bon Dr. Thompson : Kingdom of Fear, son autobiographie, et Hey Rube, la collection de ses articles pour le site de sport ESPN.
On pourra ensuite lire avec profit "The Beaten Generation : Ginsberg, Burroughs, Thompson... and the Battle of Chicago" de Leon Horton, qui revient sur les incidents de la Convention Démocrate de 1968 à Chicago.
Et enfin "Hunter S. Thompson: Fear and Loathing in Utero" du même Leon Horton, un très beau portrait du jeune HST.
(Indépendamment du "dossier" Thompson, on trouvera également l'article "William S. Burroughs, Timothy Leary, Drugs, and Control : When the Beats Split into the Hippies and the Punks" de Westley Heine, pièce de choix pour comprendre les répercussions du mythique mouvement littéraire).
Espérons que ce numéro permettra à certains de se rappeler à quel point Hunter S. Thompson était l'un des grands écrivains américains du 20ème siècle. Il est vrai que ses frasques et ses frusques ont souvent éclipsé l'auteur, sa grande sensibilité et son réel talent littéraire. Comme, à mon avis, en atteste cette lucide, trop lucide introduction à son premier recueil d'articles, The Great Shark Hunt. 28 ans avant son suicide :
Notes de l'auteur
"L'art est aussi lent que la vie est courte.
Quant au succès il est très lointain. "
J. Conrad
Eh bien... oui, nous voilà repartis.
Mais avant de me mettre au travail, pour ainsi dire, je veux être sûr que j'arriverai à me débrouiller avec cette élégante machine à écrire - (eh oui, on dirait que je m'en sors) -, donc pourquoi ne pas finir rapidement cette liste des œuvres de ma vie et puis foutre le camp de cette ville par l'avion de 11:05 pour Denver ? En effet. Pourquoi pas ?
Mais en attendant, j'aimerais dire, pour votre information, que ça fait vraiment très étrange d'être un écrivain américain de quarante ans dans ce siècle, assis tout seul dans cet énorme immeuble de la Cinquième Avenue de New York, à une heure du matin, la veille de Noël, à trois mille cinq cents kilomètres de chez soi, en train d'établir la table des matières pour un volume de mes propres Œuvres Choisies, dans un bureau avec une grande porte vitrée qui donne sur une vaste terrasse dominant la Fontaine du Plaza.
Très étrange.
J'ai l'impression que je pourrais tout aussi bien être assis là en train de graver l'épitaphe de ma propre pierre tombale... et quand j'aurai fini, il ne me restera plus guère qu'à plonger de cette putain de terrasse dans la Fontaine, vingt-huit étages plus bas, et au moins deux cents mètres de l'autre côté de la Cinquième Avenue.
Personne ne pourrait surpasser un tel numéro.
Pas même moi... et en fait, la seule manière de me sortir de cette sinistre situation une fois pour toutes est de décider délibérément que j'ai déjà vécu et achevé la vie que j'envisageais de vivre - (treize ans de plus, en fait) - et que tout, à partir d'aujourd'hui, sera Une Vie Nouvelle, un truc différent, un spectacle qui s'achève ce soir et commence demain matin.
Si donc je décide de bondir vers la Fontaine après avoir fini cette note, je veux préciser un point, sans équivoque aucune : j'aimerais vraiment faire ce saut, et si je ne le fais pas, je considérerai toujours que c'était une erreur et une occasion manquée, une des très rares fautes graves de ma Première Vie, en train de s'achever.
Et quelle importance après tout ? Je ne vais probablement pas le faire (pour toutes sortes de mauvaises raisons), et je vais sans doute finir cette table des matières, rentrer chez moi pour Noël et devoir y vivre encore une centaine d'années avec ce tissu de conneries que je suis en train de compiler.
Mais, bon Dieu, quelle magnifique sortie... et si je m'y décide, bande de salopards, vous allez devoir vous fendre de quarante-quatre coups de canon en guise d'adiey (ce mot est "adieu", bordel - et je suppose que je ne manœuvre pas cette élégante machine à écrire aussi bien que je le croyais)...
Mais vous savez que je pourrais y arriver, si seulement j'avais un petit peu plus de temps.
Christian Northeast, Plus grand, meilleur, plus rapide, plus frais, plus vite, 2005
Ces penseurs-là [Thomas Carlyle, Ralph Waldo Emerson, William James, Georges Sorel, G.D.H. Cole, Josiah Royce, Reinhold Niebuhr, Martin Luther King], je le crois, incarnaient la conscience des fractions les plus modestes de la classe moyenne, donnant voix à leurs préoccupations particulières et critiquant leurs vices caractéristiques que sont l’envie, le ressentiment et la servilité. Malgré ces tares, le conservatisme moral de la petite bourgeoisie, son égalitarisme, son respect pour le travail de qualité, sa compréhension de la valeur de la loyauté et sa répugnance face à la tentation du ressentiment sont les fondements sur lesquels les critiques du progrès ont toujours dû s’appuyer s’ils voulaient élaborer ensemble une alternative cohérente à l’orthodoxie régnante.
Je n’ai pas l’intention de minimiser l’étroitesse d’esprit et le provincialisme de la culture des fractions les plus humbles de la classe moyenne ; pas plus que je ne nie le fait qu’elle a engendré racisme, chauvinisme, anti-intellectualisme et toutes les autres plaies si souvent citées par les critiques libéraux. Mais les libéraux, dans leur impatience à condamner ce qui est déplaisant dans la culture petite-bourgeoise, ont perdu de vue ce qu’elle a d’estimable. Leur attaque contre « l’Amérique profonde », qui donna lieu en fin de compte à une contre-attaque antilibérale — l’élément principal de l’émergence d’une nouvelle droite — les a rendus aveugles aux aspects positifs de la culture petite-bourgeoise : son réalisme moral, sa compréhension du fait que chaque chose a un prix, son respect des limites, son scepticisme au sujet du progrès. En dépit de tout ce qui a pu être dit contre eux, les petits propriétaires, les artisans, les commerçants et les fermiers — plus souvent victimes que bénéficiaires des « innovations » — ne risquent pas de confondre le pays enchanté du progrès avec le seul et vrai paradis.
- Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques
Heidegger, le philosophe de laForêt-Noire. Heidegger a kitschifié la philosophie. Je le vois toujours assis sur le banc, devant sa maison de la Forêt-Noire. [...] Heidegger après qui ont couru les générations de la guerre et de l'après-guerre, qui, déjà de son vivant, ont déversé sur lui une avalanche de thèses de doctorats répugnantes et stupides, je le vois toujours assis sur le banc de sa maison à côté de sa femme qui, dans son enthousiasme pervers pour le tricot, lui tricote sans arrêt des mi-bas d'hiver avec la laine, tondue par elle-même, de leurs moutons heideggeriens. Heidegger je ne peux pas le voir autrement qu'assis sur le banc devant sa maison de la Forêt-Noire, à côté de lui sa femme, qui lui a confectionné tous ses mi-bas au tricot et tous ses bonnets au crochet, et qui lui a cuit son pain et tissé ses draps, et qui lui a même fabriqué ses sandales. Heidegger était une tête kitsch [...] un faible penseur préalpin, selon moi, tout juste fait pour la potée philosophique allemande.
- Thomas Bernhard, Maîtres Anciens
Sur certaines photos, Heidegger porte le béret basque. D'où sort cette coiffure ? Pourquoi l'a-t-il adoptée ? Voilà une énigme qu'on aimerait voir résolue. J'ai pas mal voyagé en Allemagne. On peut y faire des milliers de kilomètres et y rencontrer des milliers de personnes sans y apercevoir un seul béret basque. Or, on en voit un, il faut qu'il soit sur le crâne de Heidegger !
Quand on discute avec des punks aujourd'hui, on parle plus souvent politique que musique. Merci les Clashs ! Merci les antifas ! On défile République-Bastille-Nation. On se dit lucide. Authentique. On écrit des romans de critique sociale. Beaucoup d'optimisme, de foi en l'avenir, et un peu de connerie.
Et pourtant, à moitié endormi, dans le calme estival d'un dimanche matin, comment ne pas être hostile au militantisme, désengagé de l'engagement, méfiant vis-à-vis des résistants ?
Heureusement, il nous reste nos bières, nos cigarettes et notre Teppaz pour écouter à fond et 400 fois de suite l'unique 45 tours des Olivensteins, "Fier De Ne Rien Faire".
Je n'ai même pas le courage
D'aller pointer au chômage
Oui bien sûr j'ai le bon âge
De pouvoir placer dans ma vie
Tous mes talents inusables
Et mes charmes infinis
C'est dur d'être si feignant
Quand on aime tant l'argent
Je suis fier de ne rien faire
Fier de ne savoir rien faire
Rien faire pas faire
Faut l'faire défaire refaire...
De toute façon, ils n'auraient pas pu faire grand-chose d'autre car le professeur Claude Olievenstein, psychiatre médiatique "spécialiste" des moeurs de la jeunesse et directeur d'une clinique pour toxicomanes, les a stoppés net. Il n'a pas apprécié la publicité pour son patronyme. Dans un des ces nombreux éditoriaux rageurs dans Le Matin de Paris, intitulé "NON AUX PUNKS !", le bon docteur invite à la censure de ce mouvement "crypto-fasciste", de cette jeunesse "mûre pour une aventure totalitaire, cruelle et sanglante". C'est dire s'il n'avait rien capté. Les Olivensteins, des fascistes ? Impossible, trop d'effort à faire. Et puis les pantalons d'uniforme sont toujours trop serrés. Une robe de chambre et un caleçon, c'est tout de même plus agréable.
"Sometimes I sit and think, and sometimes I just sit", mantra bouddhisto-branleur pour spiritualité réellement New Age.
Cette ambiance débraillée, ce truc d'élève qui rêvasse au fond de la classe, près du radiateur, nous rappelle deux grands glandeurs du monde de la Culture : Jean Eustache et Jean-Jacques Schuhl.
"J'ai peine à imaginer deux personnes aussi passives et capables de ne rien faire si longtemps, strictement rien, une longue torpeur dans les bars, que Jean Eustache et moi, du moins en Occident. Non ! C'est pas juste : il jouait, au baccara, beaucoup ! Et puis les filles... beaucoup... de tout : des belles, des moches, des travelos du Bois... N'importe... En rentrant fauché du baccara... Et il a fini par faire un ou deux films. Moi, très longtemps, j'ai continué à ne rien faire. Là-dessus, c'était quand même moi le plus fort, qui ai tenu le plus longtemps. C'est ce qu'il appréciait en moi, je crois, cet aspect ascétique, plus nul que lui. Et puis j'ai cédé à mon tour : il a bien fallu que je commence à vaguement m'y mettre moi aussi... Il n'était plus là, quelques autres non plus, j'étais un peu seul alors à ne rien faire, c'est difficile, je ne suis pas un héros quand même ! Je n'avais plus personne avec qui ne rien dire, ou alors parler pour ne rien dire ! Alors autant un peu travailler, comme les autres.
De toute façon il aimait le rien, le nul, le beaucoup de bruit et puis rien, les foirades, quoi ! Ça devait bien finir comme ça : une annulation. Et bien sûr j'étais complice un ou deux autres, aussi. On voulait lancer un mouvement, nous si immobiles ! Le nullisme ! Il était allé raconter ça au Nouvel Observateur au Festival de Cannes, le nul, le nullisme... n'être rien ! quand il a présenté La Maman et la Putain."
- Jean-Jacques Schuhl à propos de Jean Eustache dans Libération
Le silence éternel des grands espaces infinis vous effraie ? Baissez d'un ton, vous dérangez ma sieste !
Meneur de revue, chanteur à minettes, punk pur et dur, glam travelo, Gardenal, Valium, Nembutal, Librium fort, we like Alain Kan.
Interdit d'antenne et de promotion, puis disparu sur le quai d'une gare, la carrière d'Alain Kan n'est faite que d'absences. Il est la figure en creux du rock français. Cité dans les remerciements d'un livre de Pacadis "pour sa bonne humeur", ami de Daniel Darc, beau-frère de Christophe, il apparait comme un magnifique second rôle, toujours relayé en arrière-plan à cause de ses provocations : croix gammées, épingles à nourrices, discours hitlériens samplés, homosexualité et poudre. Mais, rassurez-vous, heureusement en France on ne se drogue pas.
En pensant à Gazoline, groupe d'Alain Kan, et à Pierre Wolfsohn, batteur de Taxi Girl décédé, Daniel Darc dédiera ainsi un titre, au cours d'un concert de 1985 à Bruxelles : "Pour Pierre-Jean. Pour Pierre. Pour tous les autres junks qui sont morts sans savoir pourquoi. Et pour 1977 et pour la fontaine des innocents. Et pour tous les autres groupes qui se plantent tous les jours".
Plutôt que de regretter cet état de fait, ne faut-il pas reconnaitre que l'oeuvre d'Alain Kan tendait vers cette mise à l'écart ? Que ses chansons ne pouvaient susciter qu'admiration ou dégout véhément ?
Les liens et influences entre rock et littérature sont des lieux communs. Jim Morrison (on peut rappeler la phrase de Philip Seymour "Lester Bangs" Hoffman dans Almost Famous : "Jim Morrison is a drunken buffoon posing as a poet. Give me the Guess Who. They have the courage to BE drunken buffoons, which MAKES them poetic."), Patti Smith, Rimbaud, Baudelaire, etc. Néanmoins, le rire glacial, la voix emplie de fièvre et les textes grotesques d'Alain Kan, tout cela n'est pas sans rappeler un poète, une oeuvre en particulier. Lautréamont et Les Chants de Maldoror.
Peinture de l'artiste Nick Kushner intitulé Maldoror: Satan Seated Upon His Throne qui sert d'illustration à une édition russe des Chants
Quand on écoute "Philo-dodo", "Devine qui vient dîner ce soir ?", "Blacky" et d'autres chansons, on ne peut qu'être frappé par la délectation perverse de l'acte méchant.
Verbalisation de la violence, esthétisation de la cruauté contre les autres, contre soi. Lautréamont parle des "pages sombres et pleines de poison" et des "émanations mortelles de ce livre".
Lautréamont dit également ceci : "J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu'il put, pendant un grand nombre d'années; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ; jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal...atmosphère douce !" Il ne s'agit pas de faire un parallèle entre Maldoror et l'homme Alain Kan, mais entre Maldoror et le chanteur, l'artiste Alain Kan. Ce dernier démarrant sa carrière comme amoureux transi sur "deux notes de musique", dérivant ensuite lentement vers la "chevalerie de cuir et de sang". Héraut du Mal.
Cette croisade, dans les deux cas, trouvant son achèvement dans une disparition violente, inattendue, inexpliquée.
Pour en revenir à Taxi Girl, leur clavier, Laurent Sinclair, jouera et produira quelques titres sur le dernier album sombre, très sombre, d'Alain Kan, Parfums de nuit... Notamment sur le dernier titre "Schwartz Market" dont les paroles (retranscrites ensuite, avec des trous malheureusement) ne peuvent qu'être l'oeuvre d'un Lautréamont tox made in 77 : "Ce matin-là le ciel était clair entre les tombes. J'avais soif. J'ai toujours soif. Pris de vertige, je bus à toute vitesse mon petit-déjeuner : quatre bonnes gorgées de gin tiède. Ouai, je sais, c'est dur à encaisser le gin, surtout l'estomac vide. La vodka, par contre, c'est plus facile, plus propre, un peu salaud. Je dirais même la Suisse des alcools. Alors que le gin requiert une résolution plus farouche, comme des affinités malsaines avec des kamikazes. Bref, je me suis endormi le nez dans la double-page d'un Playboy usagé. Aïe aïe aïe, la gonzesse "Série Noire", chromée comme un pare-choc. J'ai dû rêver longtemps les doigts agités autour de ma braguette. Trop longtemps. Dehors, une nuit sombre, opaque, griffée de bourrasques s'était faite maîtresse de la ville. De gros nuages épais et menaçants s'engouffraient entre les immeubles aux façades grises et vertes, aux façades dégueulasses de la ville. Chaque flaque d'eau suicidait les enseignes aux néons tarabiscotés. Sex-shop, ???, hôtel du désir, clignotaient dans un vide désespérant. La grande ville continuait son activité nocturne mais aucun traffic n'encombrait le boulevard. À part quelques taxis et z'autos noir et blanc de la police, il n'y avait aucune voiture en action. Toutes étaient rangées en ligne sur le bord du trottoir. Peut-être demain, une de ces machines, aux formes ondulées, offrira à son conducteur une mort métallisée et fera ??? à un jeune adolescent violemment projeté de son Aston Martin, le front incrusté des fragments du pare-brise, couronne de diamants voilée d'une délicate dentelle de sang. Bizarre, bizarre, bizarre, bizarre. Qui a dit bizarre dans l'étrange de mes rêves ? Qui ? Lui ? Vous ? Vous, perdu à des milliers de kilomètres dans la même ville que moi ? Vous étroitement blotti, replié, pelotonné, dans votre lit d'orphelin avec pour compagne une petite fille mongoloïde qui jamais ne vous prêtera sa poupée. Viens, soyons bêtes, décrochons la lune, offrons-nous les trésors interdits. Mais en reste-t-il ? En reste-t-il vraiment de ces trésors cachés comme on en découvre dans les livres d'images ? Oh, douce amie (?), douce Aloïsse (?), il ne faut pas rêver, je rêve, faut pas rêver, la violence des tapins dans la rue. Comprend une bonne fois que tous les culs sont à prendre, que tous les corps sont à vendre. Tant pis si tu détruis ! Tant pis si tu fais du mal ! Regarde, regarde, nous ne sommes que des rats. Bientôt la race humaine sera anéantie, en proie à de vilains malaises. Douleurs terribles, odeurs de bas-fonds. La fosse aux serpents en large veines dans toutes les directions. Les oeufs lacrymogènes vont éclater. Ces rats ne tarderont pas à grandir. Ils nous feront sentir les griffes, leur mâchoire nous chatouillera la rétine, aïe ! ??? Ils iront au Louvre vitrioler le sourire niais de la Joconde, grignoteront les statues de marbre que nous adorons. Adieu dos charnus, adieu belle santé. Les grosses dames aux lunes bien nourries de Rubens seront avalées. Destruction obligatoire et souhaitable. Et toi, gros pédé, ne ris pas. Regarde, regarde ta famille innombrable qui s'avance, ta belle famille de rats. Prépare ton cul. Ton fion, ce monstre à l'allure sage que la Justice n'a pas encore surpris. On va enfin t'enculer, salopard. Déjà que tu jouis. L'idée seule de te faire baiser gonfle ta queue répugnante. Bientôt tu sentiras ces dents te fouiller les intestins. Tu crèveras de douleur affreuse. Pas de pitié sans une sorte de conscience appliquée, disait Artaud. Ton frère rat a de la conscience appliquée. Un flux de sang brûlant te montera à la gorge. Alors, il te plantera l'embout à poppers dans le nez. Vas-y, sniffe et crève, morne pissoire, hangar à merde. Au crépuscule, tes poussières seront balayées par le vent. Et moi, moi j'ai toujours soif. J'ai soif ! J'ai soif ! Oh, l'imagerie du mauvais goût me torture. Je n'ai sous les yeux que le triptyque de Bosch commenté par un Burroughs de passage. Que vais-je pouvoir t'offrir mon amour ? Que vais-je pouvoir t'offrir maintenant que nous somme faits de plastique et que nous avons toujours une éponge humide à coté de la main ? On efface... on efface... on efface... on efface... Il est grand temps de sortir des poubelles du monde entier. Je sais : il faut plastiquer le monde. Comment y parvenir ? Un crime intriguant. Je refuse toute action singulière. Je suis ??? d'une période d'oisiveté insensée et sensuelle. Perpétuelle rencontre de moi avec moi. J'ai déjà envisagé mon suicide et, par conclusion, je dois me détruire moi-même. Ma mort sera un crime, un assassinat, un meurtre sur pied de micro chromé, le visage parfaitement maquillé... maquillé... maquillé..."
"Qu'avons-nous donc à redouter ? Vince "Ziggy Stardust" Taylor est mort, Johnny Thunders a quitté son corps, quant à Alain Z. Kan, punk historique, fondateur de Gazoline, groupe mythique s'il en fût, il a disparu depuis bientôt une année, un peu trop longtemps pour qu'on puisse espérer quelque chose. Alain Z. Kan, qui baisa Bowie, rêva Bardot, écrit les plus/seuls?/beaux (convulsifs) textes français depuis Gainsbourg. "La réalité frappe trop fort !" Eh oui ! La dernière vision qui nous restera de lui sera celle d'un ange sur le quai d'une station de métro au nom idiot : rue de la Pompe ! Never born, never dead, son esprit veille sur nous, kids. Lui aussi faisait partie de cette chevalerie de cuir et de sang. Calice sacré. Il est parfois bien difficile de briser sa vie gratuitement." Daniel Darc, Prémonition, n°9, automne 91.
Bonus. Sujet d'investigation possible : pourquoi les tox sont-ils attirés par le standard "Falling In Love Again" ? Elle a en effet été reprise de manière distordue par Alain Kan, mais également, en allemand, par William S. Burroughs.