mercredi 29 juillet 2020

Relations de surface zinguée

Le confinement a vu apparaître (entre autres choses) dans la presse culturelle un terme étranger, exotique : "hudslut", la faim de peau. Une fois passée l'exaltation de l'Autre ("un intraduisible !"), on remarquera qu'il s'agit d'un phénomène bien connu des habitués de la littérature bistrotière et autres ethnologues de comptoir.

"M. et Mme. Girbal, tous deux natifs de Saint-Urcize (Cantal), sont jeunes et possesseurs du "tonus" nécessaire à la gestion d'un établissement entre tous difficile à tenir en mains et à le bien tenir : car la clientèle de passage y est considérable, et les habitués  entendent, contre vents et marées (humaines), y garder leur place.
"Leur place", c'est-à-dire : la poignée de main du maître du lieu, le sourire rapide mais gentil de la patronne, les signes imperceptibles, involontaires parfois, de reconnaissance que l'on échange avec la serveuse. Une fois sur mille, en vous présentant, d'un geste appris, mécanique, trop banal, votre gorgeon familier, on vous appellera "Monsieur Quelquechose", ou bien, faveur insigne, on énoncera votre prénom. Alors, miracle ! Même tout près de chez soi, on a peur d'être un abandonné : on ne l'est plus. On émerge de cette marée trépignante, piétinante, ignorante jusqu'au désespoir. On est quelqu'un de reconnu. On est quelqu'un. C'est peu de chose, et c'est immense. Les gens, surtout ici, ont besoin de ça. Qui leur en fait grief ?"

- Jacques Yonnet, "Chez Baptiste Girbal au Tabac d'Arcol", L'Auvergnat de Paris, 4 mars 1961


"Le bistrot répond souvent à un besoin de contact éminemment urgent et présent de contact. Le risque de l'âge, c'est l'isolement de plus en plus prononcé, et il suffit de fréquenter le matin quelque brasserie parisienne pour se rendre compte que ce que viennent y chercher dès potron-minet ceux qui s'attardent au comptoir, c'est d'abord un peu de compagnie. Le garçon le sait, qui s'affaire avec une bonne humeur peut-être un peu forcée et une virtuosité sans défaut auprès de la machine à café, mais sert aussi sans sourciller un ballon de Côtes-du-Rhône au petit vieux qui l'a demandé en murmurant, presque à voix basse, conscient en cette heure matinale de transgresser un interdit ("François, une petite Côte !").[...] 
Nous avons besoin de relations superficielles. Les mots échangés dans les conversations sont souvent plus importants par le fait d'être échangés que par leur contenu. Importants du simple fait d'être prononcés en s'adressant à un autre, même s'ils ne lui apprennent rien, pas plus que la réponse de celui-ci n'apportera  quoi que ce soit à l'interlocuteur. Les mots échangés pour ne rien dire le sont consciemment ; c'est l'échange qui importe. En s'accoudant au comptoir et en commentant le temps qu'il fait ou en s'inquiétant du temps qu'il va faire, ou encore, s'il ne s'intéresse pas ce jour-là à la météorologie, en se risquant à un pronostic ou un commentaire sportif, voire à quelque généralité prudemment politique, celui qui prend la parole ne le fait que pour vérifier que les choses sont dans l'ordre - un peu comme un joueur de tennis entrant sur le court " fait des balles" pour s'échauffer mais sans attendre de son partenaire autre chose que des coups attendus et des répliques sans surprise. Il suffit d'être privé, pour une raison ou pour une autre, de cette possibilité d'échanges purement formels (plongée dans un milieu étranger, solitude forcée d'un séjour à l'hôpital) pour en ressentir le manque et en mesurer la nécessité."

- Marc Augé, Éloge du bistrot parisien


"L'heure des hommes sans femmes, veufs ou célibataires, après les commissions. Ils sortent de la boutique de l'Arabe, de la Coop, de la Supérette et autre Paris-Médiocre. Le vrai marché, le samedi seulement, afin de recharger les frigos. Ils ont des sacs de plastique vantant une camelote qu'ils n'achètent pas, parfois un cabas de toile cirée noire, héritage d'un mariage dissous. Ils y transportent un bifteck, une tranche de jambon, des oeufs, une demi-baguette et un journal pour ceux qui ne se contentent pas de la lecture de celui du bistrot où certains arrivent remorqués par un clébard mité.
Le même troquet que par leur présence ils convertissent en club du troisième âge ou plus. En vieillissant ils aiment se rapprocher, resserrer les rangs pour combler les vides. Ils s'interpellent par des sobriquets, réminiscences du régiment : l'ancien, vieux soldat ou la classe.
Peu de discours, des phrases courtes, économes, qui fouaillent l'imagination et donnent à penser quand elles ne se bornent pas à formuler une banalité débouchant sur l'imprévisible dérapage.
- Et la santé ?
- Tout doux, tout doux, j'ai encore maigri de trois kilos !
- Ça ne se voit pas.
- C'est vrai, pas physiquement."
- Robert Giraud, Les Lumières du zinc

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