samedi 31 décembre 2022

Prisonnier du continuum (2)

 

Il aurait dû être capable de profiter de ses jours de congés réglementaires sans difficulté. Du repos, un peu de lecture, une hygiène de vie saine. Il repensait à ces directives de l’Entreprise tout en tirant rêveusement sur sa cigarette. Plutôt que de se reposer, il avait pris de l’avance sur les dossiers de l’année à venir. Pourquoi s’infliger cela ? Le système de contrôle tentaculaire de l’Entreprise exerçait-il une emprise si forte sur lui ?

C’est à cet instant que la température de l’ordinateur grimpa. Le souffle de ses ventilateurs s’accéléra avant de s’éteindre dans un petit cri strident : la machine avait planté. Il la redémarra avant de s’enfoncer, jusqu’à s’oublier, au plus profond de ses entrailles. Car autant les ordinateurs semblent clairs du dehors, autant ils sont confus en dedans. Modèle de labyrinthes et centre de minotaures. D’infinis enchevêtrements de mots fracturés en un kaléidoscope de documents, bifurquant sans cesse vers des coins à chaque fois plus obscurs de la machine. Ces lignes de textes entortillées les unes aux autres ressemblaient plus à des incantations qu’à des discours cohérents. Des passages repris, raturés et réécrits tant de fois qu’on avait fini par en oublier le sens. Et pourtant, la machine, elle, les comprenait. Héritage prophétique dément.

Son travail consistait à assurer la qualité des logiciels. Trouver les causes des incidents, déceler les défauts de conception et appréhender leurs conséquences. Comprendre pourquoi. Moitié enquêteur, moitié archéologue. Coincé entre le cybernétique et l’occulte. 

Les différents éléments du réseau informatique étaient comme des essaims sans stratégies communiquant en claquant anonymement leurs mandibules à cristaux liquides. Il devait trouver son chemin à travers ce bruit en direction de la Réponse. Il était à l’affut des mutations imperceptibles du Code dans les coulisses de son appartement monastique, hors du monde.

Dès qu’il se relâchait un instant, des images lui arrivaient par intermittence. Flashs d’un corps blond, sourire conciliant et regard joyeux. Puis un atroce sensation de vide. C’était le signe qu’il fallait redoubler d’attention. Se concentrer sur le puzzle. Il était bien plus prisonnier de ses sentiments que de la société de contrôle.

Les dossiers qu’il traitait actuellement étaient des plus épineux. L’Entreprise avait entamé un rapprochement, lucratif il va sans dire, entre le milieu du software et l’armée. Il avait été choisi pour s’occuper de l’assurance qualité des deux premiers prototypes. D’abord, un logiciel destiné à l'entraînement des équipages de véhicule de combat d'infanterie. Dans un décor montagneux, rocaille en polyèdres, des chars d’assaut minimalistes devaient repérer puis détruire des villages, des hélicoptères, d’autres chars. Les personnages en fil de fer qui traversaient l’écran étaient-ils des militaires ou des civils ? Le manuel d’utilisation ne le précisait pas. Et il ne cherchait pas à le savoir.

Le second projet l’intéressait beaucoup plus. Un light synthesizer, un générateur d’images synchronisées sur une piste sonore. Tandis que le son pénétrait les algorithmes, les animant d’un souffle inédit, des motifs, similaires aux mandalas qui avaient fasciné les hommes depuis des millénaires, apparaissaient sur l’écran. Ce dernier se transformait petit à petit en une fenêtre ouverte sur une version corrompue du Magicien d’Oz. 

Le but d’un tel logiciel, financé en partie par des militaires, lui échappait. Une forme de divertissement non compétitif, pas d'ennemis, pas de morts, juste de la lumière et des couleurs. Des bêtises de hippies sans intérêt. À défaut de succomber au « dérèglement des sens », il se posait quelques questions.

1 - Qui en était l’auteur ? Certains commentaires du code était signés « John Ox ». Un illustre inconnu. Et pourtant, un véritable maître du vertige fusionnant les circuits électroniques et les notes harmoniques en une étrange géométrie du délire.

2 - Était-ce réellement pour ses qualités professionnelles qu'il avait été engagé pour ce job ? L'Entreprise comptait des dizaines d'ingénieurs qualité au moins aussi talentueux que lui. Et pourtant, on avait insisté pour que ce soit spécifiquement lui. Une âme en peine tournant en rond dans le salon décati de son appartement, fuyant tout contact humain. Comme si, avec lui, on ne craignait pas de voir fuiter les secrets déposés au coeur des bandes magnétiques de la disquette. Au fond, peu lui importaient les véritables motivations de ses employeurs. Il avait un puzzle tout neuf à triturer afin de lui changer les idées.

À son réveil, les images habituelles d’amour désespéré qui le hantaient avaient disparu. Ni beauté blonde, ni sensation de vide. Juste une légère migraine. Pas de quoi l'empêcher de reprendre le travail.

Le code du light synthesizer était particulièrement ingénieux. Cryptique mais brillant. Des nombres a priori arbitraires émaillaient le code, le rendant quasiment illisible tout en restant fonctionnel. Que signifiait 0x5f3759df ? Il était presque hypnotisé par les prouesses de cet algèbre psychédélique. Les vecteurs unitaires dansaient la tarentelle dans des espaces qui n'étaient presque plus euclidiens. Les virgules flottantes de 32-bits ondulaient comme des tritons dans un océan électrique. Un véritable bijou d'ingénierie. Un cristal noir.

Les jours - et les nuits - passaient sans qu'il ne trouve de failles dans le programme. Son travail était de toute évidence terminé. Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de continuer à fouiller le light synthesizer. Jusqu'à l'épuisement parfois. Une obstination irrationnelle le poussait à revenir incessamment au mystère de ces formes.

Il était de plus en plus détaché du monde, victime d'une surprenante forme d’apathie. Plus d'images, plus de rêves, plus rien. Devant son écran, il avait le sentiment de perdre le contrôle sans pour autant être capable de s’arrêter. John Ox, le Minotaure au coeur du labyrinthe, l’avait maté.

Il avait très peu de souvenirs de la suite. De la raison qui avait amené les hommes en noir à pénétrer son appartement. Il les regardait, sans rien dire, fouiller ses notes et exporter des données depuis son ordinateur. Il saisissait parfois des bribes de conversations. Sans qu'elles ne l'intéressent particulièrement. « Temps d'incubation du sujet... heures d'exposition par jour... sans discontinuité... effet psychoactif... » La migraine reprit. Dans un dernier éclair de lucidité, il se dit qu’il aurait bien aimé revoir le visage apaisant de cette femme. Mais le travail passe avant tout.

jeudi 6 octobre 2022

Prisonnier du continuum (1)

Lent mouvement des vagues, murmure de la pluie, ambiance crépusculaire de rase campagne assurée par grillons et grenouilles. Paysages hi-fi. Depuis que j’avais arrêté l’automédication à base de bières d’importation, les disques de relaxation étaient ce qui se rapprochaient le plus d’un antidépresseur. De toute façon, on ne trouvait plus que ça dans le rayon « Musique » des hypermarchés. L’époque était au bouddhisme, à l’ésotérisme New Age comme à l’éloge permanent de l’innovation technologique, puissants anesthésiants.

« L’Art a pour principale mission le bien-être de l’individu et du citoyen. Une oeuvre d’art qui n’est pas destinée à agir positivement sur le spectateur ne mérite pas d’être glorifiée », avait un jour asséné le ministre de la Culture avant de passer une loi sur la régulation des produits culturels. On baignait alors déjà dans un univers océanique : images fluides, sans forme, espaces indéterminés, sons planants.

Allongé dans le lit de mon appartement-capsule - un meublé de dix mètres carrés « prêt-à-vivre » - je contemplais, désormais au son du piaillement d’oiseaux robotisés, le vide. À proprement parler : tous mes meubles étaient dissimulés derrière des murs d'aggloméré recouvert de stratifié blanc. La couleur la plus neutre possible mais luisante. Dans cet intérieur rien n’avait été pensé pour résister durablement à l’épreuve du temps. Locataire compris. Pourtant, les contrats s’étaient arrachés comme des petits pains car ces appartement, tels des wagons plombés, nous accordaient l’immunité diplomatique face à l’Histoire. « Vous verrez, grâce à cette architecture d'intérieur complètement design, fatigue et efforts sont réduits au minimum », m’avait vanté le promoteur. Éloge d'une vie simple pour hypocondriaques camés à la consommation, citoyens convulsif d'un État thérapeutique.

À travers l’unique fenêtre de l’appartement, le centre-ville de la Capitale, masse continue mal proportionnée d’immeubles, étalait sa monstrueuse banalité. Bureaux, logements, hôtels, hypermarché, parking et centres de loisirs indifférienciables. Toujours la même rengaine depuis la canonisation de Reagan : discount et dollars. La Capitale baignait dans une légère bruine qui diffractait la lumière clinique des bureaux de verre et de métal poli en une sorte de halo opalin. Comme si elle était toute entière un mirage ultra-moderne. Mais avec quelle possibilité d'oasis ? Dans la nuit trouée par les projecteurs de police, privée de son foisonnement d’aventures et de rencontres, comment retrouver l’énergie de vivre ? 

Je me levais et, tirant une trappe sur le mur, dévoilait mon ordinateur. Solide carcasse d’acier, parallélépipède inamovible tout en lignes horizontales et verticales. Sobre, fonctionnel, rigoureux.

En tapant une adresse cryptique dans le navigateur, je me branchais sur une radio pirate des enclaves suburbaines. Le casque vissé sur le crâne je plongeais dans un hyperespace de percussions métalliques. Breakbeat, ‘ardkore, jungle, liquid funk, jump-up, comme autant de mots de passes pour quelques élus bruyants et vulgaires perdus au milieu de l’apocalypse de la nouvelle modernité. Ce grondement syncopé venu des profondeurs des machines matérialisait étrangement l’absolue mélancolie de nos vies dans la banlieue universelle. Des existences entraînées dans une série de ruptures, de tournoiements et de brisures semblables à la manière dont étaient traitées les lignes de basses et les caisses claires. Des boucles technos à durée potentiellement infinie, comme en autarcie.

Au milieu de cet incendie de sons, je fermais les yeux pour essayer de me rappeler, avec une nostalgie trouble, le choc des lasers des stroboscopes, les danses furieuses, le tremblement physique et les chevauchées sauvages sur le dancefloor. Dehors, les rues piétonnes à sens unique et les points de retrait de marchandises n’encourageaient pas au contact. Et ce n’étaient pas les pulsations impeccables, calibrés par des neuroscientifiques, qu’on diffusait dans les bars lounge qui amélioraient les choses.

Je me fondais dans ce vacarme psychotique et sombre comme avant dans le son océanique des environnements musicaux synthétiques. Ma vie n’était plus que cette oscillation constante entre convulsions et nappes apaisantes. Bouffées d’euphorie dopées à la vitesse contre remords contemplatifs. Schizophrénie anti-mélodique.

Au fur et à mesure que la nuit avançait, les rythmes se changeaient en rumeur. Ils devenaient moins frénétiques, comme maintenus en suspension. Pour accompagner cette nouvelle ambiance, je lançais la première disquette d’un vieux jeu d’aventure au classicisme néoplastique. L’écran, transformé en curieux damier polychrome, laissait schématiquement apparaître des personnages, des maisonnettes, des arbres, des créatures fantastiques, des grottes, parfois un mot ou deux. Chaque anfractuosité dans cette laborieuse mosaïque de cubes colorés appelait à la curiosité. Les nappes poussiéreuses de synthétiseurs qui s’échappaient des cryptes comme un souffle achevaient de m’entrainer dans ce fantasme gamin d’aventurier.

Je semblais rêver tout éveillé, à m’inventer des contes comme un enfant, en face de ma machine. Cet espace vide, aux couleurs parcimonieuses, aux polygones exsangues et anguleux, me paraissait presque aussi vivant que le monde extérieur. Le coeur chaviré par autant de tournants au dessus du vide, ectoplasme tortillant, je disparaissais entièrement dans ce jeu vidéo, dans cette musique électronique, ces plaisirs de bas étages et fiers de l’être.

Sans un mot, fidèle à sa figure de prétorien underground, le DJ mit abruptement fin à son mix. De nouveau, je me retrouvais projeté, par l’éclat du lourd silence, au milieu de l’appartement. Quoique désemparé par le retour brutal à la misère ordinaire, je savais bien que dans le capharnaüm high-tech la musique et le divertissement ne s’arrêtaient jamais vraiment. Je me trainais jusqu’à mon lit et appuyais à l’aveugle sur les touches en caoutchouc de la chaine hi-fi pour glisser lentement dans un monde factice d’air et de chaleur.

En rêve, j’accumulais des kilomètres sur des sentiers qui ne me menaient jamais nulle part, perdu au milieu d’une Méditerranée secrète. J’étais entouré de blondes et magnifiques fleurs sauvages dont les fruits mordorés semblaient porteurs de frissons éphémères. Dans cette fournaise des mers du Sud, l’esprit réduit par une extrême cuisson, je m’approchais d’une bastide. Le vert des pins, l’odeur balsamique de la résine scintillante, la blancheur du calcaire de la falaise là-bas. 

Je contournais la bâtisse aux effluves d’armoire à linge pour découvrir une piscine. Un beau puit turquoise dont le fond brillait comme les éclats d'un masque indien brisé en tessons de formes libres. Sur ses rebords, l'eau faisait courir de lumineux et mouvants filets. Marbrure impalpable et hypnotique. Je me sentais rassuré dans ce climat apaisé de tons fins. Blancs doux, rouille dorée, gris d’argent pareils aux éléments d'une mosaïque byzantine.

J’entendais l'eau tomber d’un corps tandis qu’il sortait de la piscine. Un corps archaïque éblouissant de santé. Beauté sportive, hanches étroites, poitrine de bronze drapée dans les plis d’un voile transparent. Des grains de beauté épinglés sur la peau comme autant de perles noires.

Mais ce corps svelte, pilotis indiscutable du peu de stabilité que je conservais encore, s’éloignait inexorablement. Le désarroi que je ressentais serait-il aussi éphémère que les traces de pas mouillés qu’on laisse sur les pierres chaudes ? Ou bien demeurerait-il ? Offert au soleil, détaché de tout, les images réelles et imaginaires se mélangent si parfaitement. Après être resté un long moment à contempler les vagues étrangères, je me réveillais dans la Capitale et m’allumais une salutaire cigarette.

samedi 4 juin 2022

Poèmes électroniques


Je vous montrerai un poème électronique

Tout au fond de ce gosier

Dont on entend battre le coeur depuis la rue.

Son, lumière, couleur, rythme

Simultanément,

Tumulte libératoire

De notre civilisation des temps modernes.

Je vous montrerai

Sur un boogie-woogie du futur

Des danseuses voguant en rythme vers l’anéantissement,

Enrichissement de notre alphabet musical,

Suivant les routes sonores

Tracées par le bruit des machines,

Sons sinusoïdaux purs d’oscillateurs

Comme les battements d’un organe vivant.

Je vous montrerai une fantaisie de feu et d’argent

Faite de désirs abordables,

D’ambiguïtés étourdissantes,

Génératrice d’impulsions.

N’écoutez pas seulement ces proclamations foraines !

Laissez vous prendre par le torrent électronique

Ce vacarme de tous les diables !

Plus tard, vous aurez bien assez de temps pour le silence.


*


Avec une fascination vertigineuse 

Il contemple cette femme et sa beauté dorique

Se muer en lieu d’expériences uniques

Deux canons bleus qui creusent

Des percements de lumière

Dans sa pénombre intérieure

Bouleversement moléculaire

D’une chimie d’un niveau supérieur

Celle de son corps

Myriade d’images érotiques cristallisées

Cascade fractale multicolore

Autrement dit, une mauvaise idée.

vendredi 3 juin 2022

Poèmes approximatifs


Écrire avec

La crainte de paraître naïf,

La crainte de l’effusion et de la confidence.

Jongler avec

Des petits sujets,

Des idées simples et bien connues.

Rapporter

Des procès-verbaux d’expériences :

La peur et le refus de savoir,

Les coups de boutoir dans les échafaudages intimes,

La rigueur d'un silence qu’on s’impose -

Des sentiments simples et bien connus,

Des sentiments auxquels on reproche d’être vrais et

De n’être que cela.

Écrire

Avec la volonté d’en terminer enfin

Avec des images qui fascinent

Et à certains moments obsèdent,

Avec la volonté d’en terminer enfin 

Avec ce qu’il n’est malheureusement pas possible 

De recommencer.

*

Les hommes partagent leurs sentiments 

Comme de mauvais faussaires écoulent leurs faux billets :

Trop vite et gênés.

Pour s'en débarrasser.

Le poésie, ce blanchiment d’argent.

*

Amour FRAM Tour,
Drame de voyageur immobile,
Toutes les femmes qu’il désirait étaient d’ailleurs.
Elles empruntaient des avions,
Des trains chirurgicaux qui déchiraient l’arrière-pays
À grande vitesse.
Tandis qu’il restait là
À contempler la nouvelle géographie de sa vie,
Ces femmes-kilomètres
Et le tracé planisphérique de leurs allées et venus,
Furtives, 
Tangeantes.
Import-export sentimental asymétrique et dévastateur.
Malgré l’abolition des distances via satellite
Reste l’expérience incarnée du départ d’abord,
De l’absence ensuite.
Pour ne pas leur faire de tort,
Pour ne pas gâcher leur voyage
Il gardait pour lui son chagrin. 

*

Les ballons-sondes nous surveillent

De leurs yeux photo-électriques.

Demain il pleuvra.

Leurs prévisions me privent 

Du goût frais de la mer,

Du vent et de l’iode,

Du bateau en acajou verni,

De ses cheveux ondulés par le sel,

Du maillot de bain

Dont les fibres souples suivent docilement l’anatomie de son corps,

D’entendre l'eau en tomber

Après une averse imprévue.

Y aura-t-il encore de l’imprévu ?


lundi 4 avril 2022

En résumé


« Je n'ai pas encore trouvé de drogue qui puisse vous faire planer autant que le fait de s'asseoir à un bureau pour écrire, d'essayer d'imaginer une histoire, aussi bizarre soit-elle, autant que le fait de sortir et de se plonger dans la bizarrerie de la réalité et de faire un petit tour sur l'Autoroute des Fiers. »

- Hunter S. Thompson

samedi 2 avril 2022

Parenthèse lumineuse

« Le moment idéal réside justement dans cette licence exempte de soucis : c'est le dimanche de la vie, qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais. »
 
- Hegel

La lumière tombait, oblique, à travers les persiennes. De longues zébrures étincelantes s'étalaient paresseusement sur le mobilier intérieur, donnant à l’ensemble un aspect étouffé.  On eut soudain dit que quelqu'un avait coupé le son. La marmaille en patinette, les grosses automobiles qui suent du pétrole irisé, les pochards bruyants, les maraîchers hâbleurs, toute la faune et la flore du vacarme organisé n'avaient pas encore rompu cette solennité antique. Ainsi, cette drôle de lumière des dimanches matins de printemps, illuminant crûment le désert pierreux des rue des Paris, pouvait insuffler à la ville cette sublime sensation de liesse retenue.

Derrière les persiennes, on s'accordait parfaitement à ce rythme silencieux. On entendait juste le tissu des draps. Fier de ne rien faire, l'homme se transforme en voyageur immobile propulsé à tombeau ouvert sur une autoroute mentale hallucinatoire. Rêver, sans autre finalité, au-delà des contingences. 

Les dimanches de la vie, baignés de soleil, sont une Atlantide d'avant les vagues. À l'abri, on y oublie tout : les bilans tactiles d'histoires d'amour déçues, les chutes de la Bourse, la politique, la médiocrité. Délivré de tout accablement, il n'est plus besoin de sortir dans le monde. Cet isolement terrible - quand pourrait-il être aussi beau ?

samedi 26 mars 2022

Businessman blues (1)


« Drôle de vie que nos vies suspendues aux femmes »
- Pierre Drieu La Rochelle, Le Feu follet

Tout en bas du building, sous la pluie, les lumières mêlées des réverbères et du traffic faisaient scintiller les passants. Petites lucioles travailleuses s’agitant entre les cubes de verre. Vue depuis l'épaisse baie vitrée de la salle du conseil d'administration, la vie grenouillante de ce quartier d’affaire - son dynamisme anonyme - se transformait en un spectacle muet

Seul Wilson y avait prêté attention. Les autres membres du conseil semblaient trop occupés à s'imposer mutuellement, photographies à l'appui, le récit de leur dernier voyage d'affaire exotique, sur un mode de dissertation d'écolier type « Racontez vos vacances ». Wilson, qui occupait un poste aussi fondamental qu'obscur d'analyste statistique, ne quittait jamais le siège. Soldat d'arrière-garde - sens de l'exemplarité, absence d'ambition, ardeur à la tâche et engagement total - il était là pour faire son travail et n'attendait aucun bienfait de l'entreprise.

Lors de ces interminables réunions, il regardait ses éminents collègues avec un étonnement toujours renouvelé : leurs façons débraillées, leurs longs cheveux d'artiste soigneusement entretenus, leur joues tannées au soleil d'on ne savait quelle station de ski à la mode, leurs vêtements décontractés, comment de tels zouaves avaient-ils fait pour se retrouver ici ? Ce qui le surprenait le plus c'était la conviction avec laquelle ils cherchaient à gommer la violence du monde de l'entreprise. Cet excès de « bien-vouloir » se manifestait par l'exaltation de l'esprit d'équipe et la sublimation des qualités individuelles, le tout mêlé à un avant-gardisme édulcoré. Les pages et les pages d’écriture comptable étaient rédigées par des scribes qu'on encourageait à se prendre pour des poètes ; les ordres étaient donnés dans une ambiance tape-à-l’oeil de kermesse. Ne manquait plus que les canotiers à rubans tricolores pour parfaire l’image de razzmatazz américain. Mais l'Enfer reste l'Enfer, même joyeux et bigarré.

Dans le reste du gratte-ciel, labyrinthe de bureaux sans fenêtre, les employés somnambules, eux, continuaient de s'abrutir avec des tâches sans raison d’être, ni usage. Leurs esprits n'étaient plus que des chambres d'échos pour soliloques de sensations morcelées et désordonnées. Ils n’avaient évidemment pas les salaires indexés de leurs supérieurs. Néanmoins, ils bénéficiaient de leur camaraderie affectée. « Nous sommes une grande famille, n’est-ce pas ? », grimaçaient-ils dans un sourire figé.

Tandis que la réunion s'éternisait (on abordait un sujet de première importance : fallait-il plus de salles de détente ?), le regard de Wilson se porta par hasard sur une femme. Calme, perdue au milieu des bateleurs suractifs sortis d'écoles de commerce, elle passait inaperçue. Il s'en voulut de ne pas l'avoir remarquée immédiatement. Elle était mince, droite et hâlée, d'une élégance sans seconde qui outrageait magnifiquement la trivialité contemporaine. Cette apparition l'avait d'abord pris par surprise, l'environnement se décomposant, comme dans un vertige, en un complexe de plans et de tonalités vaporeux. Puis, tel un papillon de nuit, il était resté prisonnier de l'éclat de moire de ses bas dont le miroitement redoublait son vertige. Ce corps tendu et blond, porté par l'ondoiement de ses vêtements, semblait hors du temps. Elle portait un collier d’or, ou de simple métal rendu précieux par son cou palpitant.

Les reflets rigides du verre et de l’acier, bien imprimés dans nos esprits, couvrent les mots d’amour et de désir d’un voile de dérisoire. Niaiserie ou cynisme. Quel inconfort alors que de redécouvrir cette drôle de félicité qui pique les nerfs et les muscles. Wilson ne put empêcher une irritation chaleureuse de parcourir sa chair, d’habitude calme et indifférente, lorsque, dépliant avec délicatesse ses paupières si fines, la femme laissa voir ses yeux clairs, couleur de rêve. Elle était belle comme la rencontre fortuite...

Une fois la réunion terminée, tout ce petit monde se dirigea vers une salle de réception pour y savourer du champagne, récompense bien méritée après s'être exténué à inventer de nouvelles règles afin d'imposer un bonheur théorique aux salariés. La femme marchait avec assurance et intégrité, le pas quasi martial. En contemplant sa silhouette nette à la taille étroite se balader au milieu des histrions de la spéculation, Wilson pensa à Nimier : « Je proteste contre le monde moderne, mais j’adore ses femmes minces. » Dans le long couloir oblique, le regard des autres hommes s'attardait aussi sur cette créature sensationnelle. Wilson la désirait de manière abstraite et paisible. Il est des hommes dont la cupidité sexuelle paralyse totalement l’entendement mais Wilson n'était pas de ceux-là. En proie à un « démon de la théorie », pour parler comme les Grecs, il aimait par dessus tout se décortiquer le cerveau sur des problèmes hermétiques de logique mathématique. Plus à l'aise avec les démonstrations formelles qu'avec les femmes, il avait abandonné toute tentative de les séduire.

Il l'aborda néanmoins au détour d'un plateau de fruits de mer. Par curiosité intellectuelle. Ils discutèrent et rirent de bon coeur. Elle était d'une simplicité déconcertante. Wilson se l'était figuré durcie d'ambitions, executive woman au teint moderne bardée de diplômes et de certitudes. Il se trouvait en face d'une terrienne au visage racé.

Il s'attarda de nouveau sur tous les détails lumineux de son corps. Son grain de peau parfait, ses mains aux doigts fuselés, un grain de beauté à la tempe, ses cils en queue de paon s'étirant infiniment vers le ciel azur... Le ridicule suranné de ce blason du corps féminin, par sa beauté concrète, troublait sa volonté indéfectible de s'effacer. Un peu seulement. Il lui était difficile de s’extraire du marécage glacé des chiffres et des théories sans âme où il avait lui-même plongé. Cette splendeur pour lors scandaleusement inaccessible, Wilson la salua poliment et tourna les talons. Malgré les ardeurs sourdes qui lui tordaient le ventre. La seule réponse qu’il avait trouvée appropriée à ce drôle de tourment fut le farouche silence d'un romantisme froid. Amant enraciné dans un monde utilitaire avançant vers un bûcher de sécheresse et de solitude.

Sur les dalles de béton, dans la fraicheur de la nuit encore jeune, le pauvre Wilson se demandait s'il avait bien fait de passer sa vie à réfléchir sans jamais quitter son bureau, à ne prendre que des risques calculés. Après une rapide analyse, il en conclut que ce n'était certainement pas ce soir qu'il apporterait une réponse à ce genre de problèmes définitifs. Il se consola tout de même en se disant que, même enfermé à jamais dans le cul de basse-fosse qui lui servait de cerveau, il pourrait toujours se rappeler de ce qu'il avait ressenti ce jour-là. C’était un privilège insensé qu'à son insu cette femme lui avait offert : le souvenir de l'émotion. Sans doute le dernier qui lui restait.

samedi 8 janvier 2022

Arrivée au terminal croisière

 


Au détour d'un catalogue de peintures d'avant-garde, je tombe sur ce tableau de C. R. W. Nevinson, peintre futuriste anglais : Arrivée à Dunkerque. Comment ne pas penser au dernier et réjouissant roman de Thierry Marignac, Terminal-Croisière

Si Nevinson célèbre le machinisme, le dynamisme et la beauté de la vie moderne, Marignac, par son dessin net et précis de notre époque rampante, en révèle les paradoxes. Dans les deux oeuvres, toujours trône au centre un "bateau neuf enivré de passion humaine laiteuse et électrique" (Wyndham Lewis, "Enemy of the Stars"). Mais d'autres que moi ont mieux parlé de ce roman (voir ici).

Ce tableau, magnifique au demeurant (il semblerait qu'il soit visible à la Tate Galerie), n'était qu'un prétexte pour évoquer à nouveau - et trop rapidement -  ce qui fut sans nul doute le roman de la seconde moitié de 2021.

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