samedi 31 décembre 2022

Prisonnier du continuum (2)

 

Il aurait dû être capable de profiter de ses jours de congés réglementaires sans difficulté. Du repos, un peu de lecture, une hygiène de vie saine. Il repensait à ces directives de l’Entreprise tout en tirant rêveusement sur sa cigarette. Plutôt que de se reposer, il avait pris de l’avance sur les dossiers de l’année à venir. Pourquoi s’infliger cela ? Le système de contrôle tentaculaire de l’Entreprise exerçait-il une emprise si forte sur lui ?

C’est à cet instant que la température de l’ordinateur grimpa. Le souffle de ses ventilateurs s’accéléra avant de s’éteindre dans un petit cri strident : la machine avait planté. Il la redémarra avant de s’enfoncer, jusqu’à s’oublier, au plus profond de ses entrailles. Car autant les ordinateurs semblent clairs du dehors, autant ils sont confus en dedans. Modèle de labyrinthes et centre de minotaures. D’infinis enchevêtrements de mots fracturés en un kaléidoscope de documents, bifurquant sans cesse vers des coins à chaque fois plus obscurs de la machine. Ces lignes de textes entortillées les unes aux autres ressemblaient plus à des incantations qu’à des discours cohérents. Des passages repris, raturés et réécrits tant de fois qu’on avait fini par en oublier le sens. Et pourtant, la machine, elle, les comprenait. Héritage prophétique dément.

Son travail consistait à assurer la qualité des logiciels. Trouver les causes des incidents, déceler les défauts de conception et appréhender leurs conséquences. Comprendre pourquoi. Moitié enquêteur, moitié archéologue. Coincé entre le cybernétique et l’occulte. 

Les différents éléments du réseau informatique étaient comme des essaims sans stratégies communiquant en claquant anonymement leurs mandibules à cristaux liquides. Il devait trouver son chemin à travers ce bruit en direction de la Réponse. Il était à l’affut des mutations imperceptibles du Code dans les coulisses de son appartement monastique, hors du monde.

Dès qu’il se relâchait un instant, des images lui arrivaient par intermittence. Flashs d’un corps blond, sourire conciliant et regard joyeux. Puis un atroce sensation de vide. C’était le signe qu’il fallait redoubler d’attention. Se concentrer sur le puzzle. Il était bien plus prisonnier de ses sentiments que de la société de contrôle.

Les dossiers qu’il traitait actuellement étaient des plus épineux. L’Entreprise avait entamé un rapprochement, lucratif il va sans dire, entre le milieu du software et l’armée. Il avait été choisi pour s’occuper de l’assurance qualité des deux premiers prototypes. D’abord, un logiciel destiné à l'entraînement des équipages de véhicule de combat d'infanterie. Dans un décor montagneux, rocaille en polyèdres, des chars d’assaut minimalistes devaient repérer puis détruire des villages, des hélicoptères, d’autres chars. Les personnages en fil de fer qui traversaient l’écran étaient-ils des militaires ou des civils ? Le manuel d’utilisation ne le précisait pas. Et il ne cherchait pas à le savoir.

Le second projet l’intéressait beaucoup plus. Un light synthesizer, un générateur d’images synchronisées sur une piste sonore. Tandis que le son pénétrait les algorithmes, les animant d’un souffle inédit, des motifs, similaires aux mandalas qui avaient fasciné les hommes depuis des millénaires, apparaissaient sur l’écran. Ce dernier se transformait petit à petit en une fenêtre ouverte sur une version corrompue du Magicien d’Oz. 

Le but d’un tel logiciel, financé en partie par des militaires, lui échappait. Une forme de divertissement non compétitif, pas d'ennemis, pas de morts, juste de la lumière et des couleurs. Des bêtises de hippies sans intérêt. À défaut de succomber au « dérèglement des sens », il se posait quelques questions.

1 - Qui en était l’auteur ? Certains commentaires du code était signés « John Ox ». Un illustre inconnu. Et pourtant, un véritable maître du vertige fusionnant les circuits électroniques et les notes harmoniques en une étrange géométrie du délire.

2 - Était-ce réellement pour ses qualités professionnelles qu'il avait été engagé pour ce job ? L'Entreprise comptait des dizaines d'ingénieurs qualité au moins aussi talentueux que lui. Et pourtant, on avait insisté pour que ce soit spécifiquement lui. Une âme en peine tournant en rond dans le salon décati de son appartement, fuyant tout contact humain. Comme si, avec lui, on ne craignait pas de voir fuiter les secrets déposés au coeur des bandes magnétiques de la disquette. Au fond, peu lui importaient les véritables motivations de ses employeurs. Il avait un puzzle tout neuf à triturer afin de lui changer les idées.

À son réveil, les images habituelles d’amour désespéré qui le hantaient avaient disparu. Ni beauté blonde, ni sensation de vide. Juste une légère migraine. Pas de quoi l'empêcher de reprendre le travail.

Le code du light synthesizer était particulièrement ingénieux. Cryptique mais brillant. Des nombres a priori arbitraires émaillaient le code, le rendant quasiment illisible tout en restant fonctionnel. Que signifiait 0x5f3759df ? Il était presque hypnotisé par les prouesses de cet algèbre psychédélique. Les vecteurs unitaires dansaient la tarentelle dans des espaces qui n'étaient presque plus euclidiens. Les virgules flottantes de 32-bits ondulaient comme des tritons dans un océan électrique. Un véritable bijou d'ingénierie. Un cristal noir.

Les jours - et les nuits - passaient sans qu'il ne trouve de failles dans le programme. Son travail était de toute évidence terminé. Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de continuer à fouiller le light synthesizer. Jusqu'à l'épuisement parfois. Une obstination irrationnelle le poussait à revenir incessamment au mystère de ces formes.

Il était de plus en plus détaché du monde, victime d'une surprenante forme d’apathie. Plus d'images, plus de rêves, plus rien. Devant son écran, il avait le sentiment de perdre le contrôle sans pour autant être capable de s’arrêter. John Ox, le Minotaure au coeur du labyrinthe, l’avait maté.

Il avait très peu de souvenirs de la suite. De la raison qui avait amené les hommes en noir à pénétrer son appartement. Il les regardait, sans rien dire, fouiller ses notes et exporter des données depuis son ordinateur. Il saisissait parfois des bribes de conversations. Sans qu'elles ne l'intéressent particulièrement. « Temps d'incubation du sujet... heures d'exposition par jour... sans discontinuité... effet psychoactif... » La migraine reprit. Dans un dernier éclair de lucidité, il se dit qu’il aurait bien aimé revoir le visage apaisant de cette femme. Mais le travail passe avant tout.

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