Lent mouvement des vagues, murmure de la pluie, ambiance crépusculaire de rase campagne assurée par grillons et grenouilles. Paysages hi-fi. Depuis que j’avais arrêté l’automédication à base de bières d’importation, les disques de relaxation étaient ce qui se rapprochaient le plus d’un antidépresseur. De toute façon, on ne trouvait plus que ça dans le rayon « Musique » des hypermarchés. L’époque était au bouddhisme, à l’ésotérisme New Age comme à l’éloge permanent de l’innovation technologique, puissants anesthésiants.
« L’Art a pour principale mission le bien-être de l’individu et du citoyen. Une oeuvre d’art qui n’est pas destinée à agir positivement sur le spectateur ne mérite pas d’être glorifiée », avait un jour asséné le ministre de la Culture avant de passer une loi sur la régulation des produits culturels. On baignait alors déjà dans un univers océanique : images fluides, sans forme, espaces indéterminés, sons planants.
Allongé dans le lit de mon appartement-capsule - un meublé de dix mètres carrés « prêt-à-vivre » - je contemplais, désormais au son du piaillement d’oiseaux robotisés, le vide. À proprement parler : tous mes meubles étaient dissimulés derrière des murs d'aggloméré recouvert de stratifié blanc. La couleur la plus neutre possible mais luisante. Dans cet intérieur rien n’avait été pensé pour résister durablement à l’épreuve du temps. Locataire compris. Pourtant, les contrats s’étaient arrachés comme des petits pains car ces appartement, tels des wagons plombés, nous accordaient l’immunité diplomatique face à l’Histoire. « Vous verrez, grâce à cette architecture d'intérieur complètement design, fatigue et efforts sont réduits au minimum », m’avait vanté le promoteur. Éloge d'une vie simple pour hypocondriaques camés à la consommation, citoyens convulsif d'un État thérapeutique.
À travers l’unique fenêtre de l’appartement, le centre-ville de la Capitale, masse continue mal proportionnée d’immeubles, étalait sa monstrueuse banalité. Bureaux, logements, hôtels, hypermarché, parking et centres de loisirs indifférienciables. Toujours la même rengaine depuis la canonisation de Reagan : discount et dollars. La Capitale baignait dans une légère bruine qui diffractait la lumière clinique des bureaux de verre et de métal poli en une sorte de halo opalin. Comme si elle était toute entière un mirage ultra-moderne. Mais avec quelle possibilité d'oasis ? Dans la nuit trouée par les projecteurs de police, privée de son foisonnement d’aventures et de rencontres, comment retrouver l’énergie de vivre ?
Je me levais et, tirant une trappe sur le mur, dévoilait mon ordinateur. Solide carcasse d’acier, parallélépipède inamovible tout en lignes horizontales et verticales. Sobre, fonctionnel, rigoureux.
En tapant une adresse cryptique dans le navigateur, je me branchais sur une radio pirate des enclaves suburbaines. Le casque vissé sur le crâne je plongeais dans un hyperespace de percussions métalliques. Breakbeat, ‘ardkore, jungle, liquid funk, jump-up, comme autant de mots de passes pour quelques élus bruyants et vulgaires perdus au milieu de l’apocalypse de la nouvelle modernité. Ce grondement syncopé venu des profondeurs des machines matérialisait étrangement l’absolue mélancolie de nos vies dans la banlieue universelle. Des existences entraînées dans une série de ruptures, de tournoiements et de brisures semblables à la manière dont étaient traitées les lignes de basses et les caisses claires. Des boucles technos à durée potentiellement infinie, comme en autarcie.
Au milieu de cet incendie de sons, je fermais les yeux pour essayer de me rappeler, avec une nostalgie trouble, le choc des lasers des stroboscopes, les danses furieuses, le tremblement physique et les chevauchées sauvages sur le dancefloor. Dehors, les rues piétonnes à sens unique et les points de retrait de marchandises n’encourageaient pas au contact. Et ce n’étaient pas les pulsations impeccables, calibrés par des neuroscientifiques, qu’on diffusait dans les bars lounge qui amélioraient les choses.
Je me fondais dans ce vacarme psychotique et sombre comme avant dans le son océanique des environnements musicaux synthétiques. Ma vie n’était plus que cette oscillation constante entre convulsions et nappes apaisantes. Bouffées d’euphorie dopées à la vitesse contre remords contemplatifs. Schizophrénie anti-mélodique.
Au fur et à mesure que la nuit avançait, les rythmes se changeaient en rumeur. Ils devenaient moins frénétiques, comme maintenus en suspension. Pour accompagner cette nouvelle ambiance, je lançais la première disquette d’un vieux jeu d’aventure au classicisme néoplastique. L’écran, transformé en curieux damier polychrome, laissait schématiquement apparaître des personnages, des maisonnettes, des arbres, des créatures fantastiques, des grottes, parfois un mot ou deux. Chaque anfractuosité dans cette laborieuse mosaïque de cubes colorés appelait à la curiosité. Les nappes poussiéreuses de synthétiseurs qui s’échappaient des cryptes comme un souffle achevaient de m’entrainer dans ce fantasme gamin d’aventurier.
Je semblais rêver tout éveillé, à m’inventer des contes comme un enfant, en face de ma machine. Cet espace vide, aux couleurs parcimonieuses, aux polygones exsangues et anguleux, me paraissait presque aussi vivant que le monde extérieur. Le coeur chaviré par autant de tournants au dessus du vide, ectoplasme tortillant, je disparaissais entièrement dans ce jeu vidéo, dans cette musique électronique, ces plaisirs de bas étages et fiers de l’être.
Sans un mot, fidèle à sa figure de prétorien underground, le DJ mit abruptement fin à son mix. De nouveau, je me retrouvais projeté, par l’éclat du lourd silence, au milieu de l’appartement. Quoique désemparé par le retour brutal à la misère ordinaire, je savais bien que dans le capharnaüm high-tech la musique et le divertissement ne s’arrêtaient jamais vraiment. Je me trainais jusqu’à mon lit et appuyais à l’aveugle sur les touches en caoutchouc de la chaine hi-fi pour glisser lentement dans un monde factice d’air et de chaleur.
En rêve, j’accumulais des kilomètres sur des sentiers qui ne me menaient jamais nulle part, perdu au milieu d’une Méditerranée secrète. J’étais entouré de blondes et magnifiques fleurs sauvages dont les fruits mordorés semblaient porteurs de frissons éphémères. Dans cette fournaise des mers du Sud, l’esprit réduit par une extrême cuisson, je m’approchais d’une bastide. Le vert des pins, l’odeur balsamique de la résine scintillante, la blancheur du calcaire de la falaise là-bas.
Je contournais la bâtisse aux effluves d’armoire à linge pour découvrir une piscine. Un beau puit turquoise dont le fond brillait comme les éclats d'un masque indien brisé en tessons de formes libres. Sur ses rebords, l'eau faisait courir de lumineux et mouvants filets. Marbrure impalpable et hypnotique. Je me sentais rassuré dans ce climat apaisé de tons fins. Blancs doux, rouille dorée, gris d’argent pareils aux éléments d'une mosaïque byzantine.
J’entendais l'eau tomber d’un corps tandis qu’il sortait de la piscine. Un corps archaïque éblouissant de santé. Beauté sportive, hanches étroites, poitrine de bronze drapée dans les plis d’un voile transparent. Des grains de beauté épinglés sur la peau comme autant de perles noires.
Mais ce corps svelte, pilotis indiscutable du peu de stabilité que je conservais encore, s’éloignait inexorablement. Le désarroi que je ressentais serait-il aussi éphémère que les traces de pas mouillés qu’on laisse sur les pierres chaudes ? Ou bien demeurerait-il ? Offert au soleil, détaché de tout, les images réelles et imaginaires se mélangent si parfaitement. Après être resté un long moment à contempler les vagues étrangères, je me réveillais dans la Capitale et m’allumais une salutaire cigarette.
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