mardi 5 janvier 2021

Symphonies de supermarché


La vie quotidienne meurt des agrégations définitives ou s’y endort. La solitude et l’âpreté des conditions d’existence, auxquelles se mêlent souvent nos affections les plus chères, n'ont rien de superflu. Cela, j'en conviens, ne semble pas très agréable et, comme le disait Hume, il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt. Ce dernier point, les patrons de presse l’ont bien compris.

Ils commencèrent, au début des années 40, par diffuser des mélodies enthousiastes et enjouées, ni trop rapides, ni trop molles pour accompagner tous les moments de la journée. Des compositions légères pour détendre, relaxer, rassurer et rendre plus productif. Ce narcotique auditif, easy listening ou musique d’ameublement, connut un certain succès dans les années 50. Son univers imaginaire, rempli de cigarettes françaises et de Martini dry, flattait le goût des jeunes célibataires actifs, ceux capables d’investir financièrement dans un nouveau système audio stéréo. Il confirmait l’éminence de l’american way of life.

Cependant, les bars à cocktail, les robes de chambre en soie et les couvres-lit en léopard se démodèrent vite. Le populo - pardon, le public - n’aimant pas particulièrement être pris pour un crétin, il ne suffisait plus de charmer ses oreilles : il fallait flatter son esprit. Ainsi, de même que les stations de radio et les chaines de télévision disposaient de musiques produites au kilomètre par des professionnels de studio afin d’illustrer leurs émissions, elles se dotèrent d’intellectuels professionnels capables de débiter des concepts à la même vitesse (ce qui revenait évidemment à prendre le public pour un ramassis d'imbéciles). Et la Presse… créa l’Intellectuel d’ameublement.

Ainsi, aujourd’hui, en France, en allumant la radio, nous avons le droit à des discours décoratifs, vidés de toute leur substance, dont on a avantageusement éliminé les scories intellectuelles (l’exercice de la raison au mépris de tout intérêt pratique, par exemple). Je ne cite pas d’exemples, le lecteur complètera de lui-même avec les noms des auteurs qu’il n’aime pas.

Le cocktail qu’ils nous servent est simple : banalités exprimées de manière obscure ou thaumaturgique. Les mélodies de l’easy listening, bien que standardisées, étaient, elles aussi, lourdement réorchestrées donnant ainsi lieu à des compositions chargées aux arrangements exagérés et sans retenue.

C'est donc sur le mode de l'amplification pathétique que s'expriment les Intellectuels d'ameublement. Dans le meilleur des cas, ils se contentent de relater leur expérience, forcément universelle, de la vie ordinaire (leurs privilèges de toute éternité n'entrant évidemment pas en ligne de compte). Autrement, ils s'improvisent poètes lyriques d'un monde abîmé et expriment leur désarroi face aux catastrophes du temps. Mais, ils ne prennent pas les événements pour eux, non, c'est pour l'humanité qu'ils frémissent. Ce sont les grands témoins de leur époque. Et c'est à ce titre qu'ils diffusent leur musique qui s'apparente à de la radicalité politique, mais en douceur, sans rien affirmer : l'heure est grave, nous n'avons plus les mots, tout a changé, tout doit changer.

Il est difficile d’imaginer rendre compte de la vérité de l'histoire et des réalités humaines à l’aide d’énoncés en sujet-verbe-complément. Les Intellectuels d'ameublement transforment cette difficulté en impossibilité. Il n'est plus possible de parler de ces choses, sauf à employer de « grands mots ». Qui ne sont que trop évasifs, trop relatifs, grandiloquents. Ils témoignent, mais de rien.

(En sont-ils conscients ? Quand on se paye de mots, on doit finir par s’en méfier, non ? Simple piéton de Paris et employé de bureau discipliné peut-être ne suis-je habitué qu’à leur précision méchante ?)

Si leur parole n'est pas relaxante, elle n'en est pas moins anesthésiante. L'auditeur est laissé confus et désemparé (s'entendre citer, selon la station de radio, du Péguy ou du Marx pour justifier tout et n'importe quoi, ce n'est pas de tout repos) mais étrangement satisfait. Il n'a rien appris qu'il ne savait déjà mais c'était bien joliment dit. Le discours des Intellectuel d'ameublement, il le répète déjà depuis longtemps, lui : il faudra bien qu'un jour tout change. À commencer par les autres. 

Se laisser flatter par un tel discours revient à s’encanailler anonymement dans une ambiance festive, tel l’américain moyen fréquentant un casino à la réputation sulfureuse car on y aurait aperçu Frank Sinatra et ses amis de la mafia. On s’offre des frissons pour pas cher avant de revenir, définitivement, à sa vie de tous les jours. 

Les patrons de presse ont donc bien eu raison d’ouvrir ce robinet d’eau tiède. Il suffit de parler aux auditeurs, hommes ordinaires, pour comprendre qu’ils y trouvent leur compte. Et quand on leur parle de « réfléchir » plutôt que d’ « être heureux », de « bien raisonner » plutôt que d’ « être sage » ou tout simplement de « pensée » plutôt que d’ « émotion », ils nous font gentiment comprendre qu’on est un imbécile. Car l’homme de la rue a besoin de consolation, de soutien psychologique, d’un principe, Progrès, Histoire, Peuple, Nation ou autre, pour apporter un sens au grouillement de la vie sur Terre. Au diable la raison et la vérité ! On s'installe dans la confusion comme dans un salon.

En somme, les mélodies rassurantes des Intellectuels d’ameublement sont des moyens de rêver et de voyager par procuration vers une destination idéale, encore inconnue, mais dont on nous assure qu’elle sera chaude et que les menaces y seront absentes. Éblouissement romantique !

Si l’easy listening, l’exotica et les autres musiques légères ont définitivement disparu des ondes (même si l’on trouve encore quelques archivistes obsédés (1) ), il n’est pas absurde de penser que les Intellectuels d’ameublement continueront longtemps de servir leur soupe insipide. Enfin… il nous reste le plaisir d’écouter, cette fois-ci en pleine connaissance de cause, les mélodies fantasmées de la génération cocktail, qui nous consoleront peut-être des platitudes et des mensonges de nos intellectuels faussement profonds, faussement sérieux.



1 Je pourrais me lancer dans une apologie passionnée de l’easy listening et de ses dérivés. Comparer l’album Ritual of The Savage de Les Baxter aux premiers poèmes de Cendrars (principalement Documentaire) ou aux Cartes postales de Levet. Vous dire que les suites de Jack Fascinato sont à la musique ce que les constructions modernes de Palm Springs sont à l’architecture : des monuments de simplicité et de clarté qui, à partir de leur obsession pour la nouveauté et de l’éphémère, ont créé des souvenirs magnifiques et durables. Je pourrais, je pourrais…

1 commentaire:

  1. Très juste, l'intellectuel d'ameublement, je retiens, ce n'est hélas que trop utile.
    Article très pertinent dont le brin de désinvolture fait tout le prix. Bravo!
    Let's stay in touch dans cette époque de séparation absolue…

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