La mythologie rock n’est pas qu’excès glorieux et démentiels. Pendant leur voyage, les têtes d’affiche en Cadillac rose croisent sur leur chemin de nombreux seconds couteaux qui, le moment venu (souvent longtemps après leur mort), deviendront aussi mythiques qu’eux. Une foultitude de groupes quasi-inconnus dont la présence n’est attestée que par une poignée de disques. Certitude d’une présence aussitôt doublée d’un doute lancinant quant à cette réalité : pas ou peu de photos du groupe, pas ou peu d’enregistrement. Le disque n’est qu’un grésillement sans image. Et si tout cela n’était qu’un rêve ? Ou une apparition ?
En définitive, le rock est un pays peuplé de fantômes : Robert Johnson en précurseur singulier et génial. Dans un excès de nostalgie socialo-marxiste, je pourrais également évoquer les métiers de l’ombre, ingénieurs du son et autres producteurs-arrangeurs. Ou encore ces foules anonymes aux oreilles abimées par les murs de son. Mais je veux surtout parler de ces artistes ectoplasmiques : des barbares des friches industrielles, avec leur allure d’éternels jeunes hommes bronzés et dépenaillés, disparaissant dans les brumes de la Zone, leurs boots noires foulant lestement la boue; des sorciers érudits, tourneurs de tables, utilisant les télé-sciences pour multiplier les spectres des vivants et des morts; des kids défunts errant sans but, désorientés par les lumière du rock’n’roll, et ne sachant pas où aller pour trouver le repos. La Phrance, pas tout à fait conforme au cliché rock français/vin anglais, compte également dans ses rangs quelques fantômes rock dont - et en bonne position - l’hermétique Yves Adrien.
La sortie récente d’un « röman » (sic) de Cédric Bru, intitulé Le Mystère Yves Adrien, n'est pas seulement l’occasion de se plonger dans la vie de cet absent très présent dans le paysage de la critique rock d’expression française. Il s'agit également de se rappeler d'une époque : Rock & Folk, le gonzo, le novö, etc. En effet, qui se rappelle encore de ces choses-là ? Quelques doux dingues qui se ruinent toujours en disques ? et puis quoi ?
Handicapé par un style hybride moitié biographie, moitié bouillie autofictionnelle (où l’auteur - comme c’est original - met en scène sa propre incapacité à écrire le livre que nous sommes en train de lire), ce « röman » n’est pas dénué d'un certain intérêt historique.
La vie d’Yves Adrien, donc. « C’est l’histoire d’un homme qui a passé plus de temps à se cacher qu’à se montrer. Orchestrant soigneusement ses retraites comme ses retours, il a visé la présence par l’éclipse, la postérité par l’absence, la reconnaissance par l’oubli », nous précise l’auteur. Des disparitions, des retours, des changements aussi.
On passe ainsi des premiers émois West Coast à la révélation électrique - Iggy Pop et les Stooges - introduite par la prose sonique de l'article visionnaire « Je chante le rock électrique » :
Les teenagers préfèrent le bubble-gum au marxisme. C'est heureux. En 1972, on a redécouvert le trip teen et son implication première : l'éphémère.
Et les Stooges, hurlant la punkitude des grands ensembles. Une musique devenue vertige, la plus belle/violente expression du rock urbain. Superbe arrogance d'Iggy crachant son ennui comme on déchire les affiches, lambeau par lambeau.
Et puis l’intuition prophétique de l’homme novö. Cette rencontre du metallic et du disco. Ce dadaïsme eighties, exploitant les arts et techniques des États-Unis d’Amérique pour en tirer une formidable expression libératoire. Un assemblage hybride où le folklore américain et la froideur des machine se confondaient, où l’Amtrak et le Trans-Europ-Express se percutaient, où chaque morceaux de métal, que l’accident avait rendu horriblement tranchants, fendaient l’air produisant un son unique. Iggy Pop, David Bowie, Kraftwerk, Ellie et Jacno, Devo, The Residents, Alan Vega et Suicide, Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire.
Afterpunk et Afterwave, NovöPunk et NovöWave : le rock des années quatre-vingt ne se jouera pas seulement dans la rue, mais dans les cerveaux aussi. C'est là le message des industrialistes : le verre et l'acier. Il n'est jamais trop tard pour tout recommencer. Je chante le rock synthétique.
L'oeuvre d'Yves Adrien, outre les néologismes et les gimmicks langagiers, c'est avant tout une attention précise aux sentiments esthétiques, à l'émotion que nous procure non seulement la musique en tant que telle, mais également l'univers qui l'entoure, sa vision.
Pour cela, il a recours à une méthode analogique quasi spenglerienne, opérant des rapprochements improbables « qui voient Sex Machine de James Brown côtoyer l'univers de Mozart, mariant Salzbourg à Please, Please, Please dans une approche quasi poétique, voisine des correspondances baudelairiennes ». Comme chez Spengler, cela peut donner « l'impression d'une culture encyclopédique et d'une compétence à peu près universelle, d'une hauteur et d'une ampleur de vue qui permettent de tout embrasser d'un seul coup d'oeil, d'une puissance de synthèse et d'une virtuosité dans l'organisation des données qui rabaissent au rang de misérables tâcherons les gens qui continuent à utiliser les méthodes traditionnelles de l'analyse historique » (Jacques Bouveresse, «La vengeance de Spengler », in Essai II) alors que cela revient en fin de compte, selon l'expression de Musil, à classer « au nombre des quadrupèdes les chiens, les tables, les chaises et les équations du quatrième degré ». Mais à la différence de l'auteur du Déclin de l'Occident, Yves Adrien n'a que faire des idéologies politiques, il parle de musique et de littérature. Tout est pardonné.
Le corollaire de cette méthode analogique est évidemment l'hyper-référentialité. Comment prétendre à une vue synoptique sans citer les noms, tous les noms, des protagonistes ? « Mettre en coupe réglée toutes les littératures, doctrines et techniques initiatiques, être à soi seul la banque neurone de données, la bibliothèque borgésienne et le terminal spirituel du XXIe siècle », écrit-il dans Rock & Folk.
Érudition, mystère, poésie, dédoublement. Un parcours messianique et prophétique quasiment sans faute (seul bémol : son intérêt pour Houellebecq).
Il faut donc relire ce que « le portier de nuit du punk et le chantre du novö » a écrit. La publication de ce mystère Yves Adrien n'est qu'une excuse. Il faut relire les articles d'Yves Adrien car c'est l'un des meilleurs témoignages (avec les textes de son ami Alain Pacadis) de l'époque Palace, branchitude et post-punk/cold-wave à la française. Il faut les relire car c'est tout simplement fini : le dernier des Mohicans möderne ayant de nouveau disparu dans le désert de béton bleu. Et avec lui, définitivement, toute une époque.
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