samedi 26 mars 2022

Businessman blues (1)


« Drôle de vie que nos vies suspendues aux femmes »
- Pierre Drieu La Rochelle, Le Feu follet

Tout en bas du building, sous la pluie, les lumières mêlées des réverbères et du traffic faisaient scintiller les passants. Petites lucioles travailleuses s’agitant entre les cubes de verre. Vue depuis l'épaisse baie vitrée de la salle du conseil d'administration, la vie grenouillante de ce quartier d’affaire - son dynamisme anonyme - se transformait en un spectacle muet

Seul Wilson y avait prêté attention. Les autres membres du conseil semblaient trop occupés à s'imposer mutuellement, photographies à l'appui, le récit de leur dernier voyage d'affaire exotique, sur un mode de dissertation d'écolier type « Racontez vos vacances ». Wilson, qui occupait un poste aussi fondamental qu'obscur d'analyste statistique, ne quittait jamais le siège. Soldat d'arrière-garde - sens de l'exemplarité, absence d'ambition, ardeur à la tâche et engagement total - il était là pour faire son travail et n'attendait aucun bienfait de l'entreprise.

Lors de ces interminables réunions, il regardait ses éminents collègues avec un étonnement toujours renouvelé : leurs façons débraillées, leurs longs cheveux d'artiste soigneusement entretenus, leur joues tannées au soleil d'on ne savait quelle station de ski à la mode, leurs vêtements décontractés, comment de tels zouaves avaient-ils fait pour se retrouver ici ? Ce qui le surprenait le plus c'était la conviction avec laquelle ils cherchaient à gommer la violence du monde de l'entreprise. Cet excès de « bien-vouloir » se manifestait par l'exaltation de l'esprit d'équipe et la sublimation des qualités individuelles, le tout mêlé à un avant-gardisme édulcoré. Les pages et les pages d’écriture comptable étaient rédigées par des scribes qu'on encourageait à se prendre pour des poètes ; les ordres étaient donnés dans une ambiance tape-à-l’oeil de kermesse. Ne manquait plus que les canotiers à rubans tricolores pour parfaire l’image de razzmatazz américain. Mais l'Enfer reste l'Enfer, même joyeux et bigarré.

Dans le reste du gratte-ciel, labyrinthe de bureaux sans fenêtre, les employés somnambules, eux, continuaient de s'abrutir avec des tâches sans raison d’être, ni usage. Leurs esprits n'étaient plus que des chambres d'échos pour soliloques de sensations morcelées et désordonnées. Ils n’avaient évidemment pas les salaires indexés de leurs supérieurs. Néanmoins, ils bénéficiaient de leur camaraderie affectée. « Nous sommes une grande famille, n’est-ce pas ? », grimaçaient-ils dans un sourire figé.

Tandis que la réunion s'éternisait (on abordait un sujet de première importance : fallait-il plus de salles de détente ?), le regard de Wilson se porta par hasard sur une femme. Calme, perdue au milieu des bateleurs suractifs sortis d'écoles de commerce, elle passait inaperçue. Il s'en voulut de ne pas l'avoir remarquée immédiatement. Elle était mince, droite et hâlée, d'une élégance sans seconde qui outrageait magnifiquement la trivialité contemporaine. Cette apparition l'avait d'abord pris par surprise, l'environnement se décomposant, comme dans un vertige, en un complexe de plans et de tonalités vaporeux. Puis, tel un papillon de nuit, il était resté prisonnier de l'éclat de moire de ses bas dont le miroitement redoublait son vertige. Ce corps tendu et blond, porté par l'ondoiement de ses vêtements, semblait hors du temps. Elle portait un collier d’or, ou de simple métal rendu précieux par son cou palpitant.

Les reflets rigides du verre et de l’acier, bien imprimés dans nos esprits, couvrent les mots d’amour et de désir d’un voile de dérisoire. Niaiserie ou cynisme. Quel inconfort alors que de redécouvrir cette drôle de félicité qui pique les nerfs et les muscles. Wilson ne put empêcher une irritation chaleureuse de parcourir sa chair, d’habitude calme et indifférente, lorsque, dépliant avec délicatesse ses paupières si fines, la femme laissa voir ses yeux clairs, couleur de rêve. Elle était belle comme la rencontre fortuite...

Une fois la réunion terminée, tout ce petit monde se dirigea vers une salle de réception pour y savourer du champagne, récompense bien méritée après s'être exténué à inventer de nouvelles règles afin d'imposer un bonheur théorique aux salariés. La femme marchait avec assurance et intégrité, le pas quasi martial. En contemplant sa silhouette nette à la taille étroite se balader au milieu des histrions de la spéculation, Wilson pensa à Nimier : « Je proteste contre le monde moderne, mais j’adore ses femmes minces. » Dans le long couloir oblique, le regard des autres hommes s'attardait aussi sur cette créature sensationnelle. Wilson la désirait de manière abstraite et paisible. Il est des hommes dont la cupidité sexuelle paralyse totalement l’entendement mais Wilson n'était pas de ceux-là. En proie à un « démon de la théorie », pour parler comme les Grecs, il aimait par dessus tout se décortiquer le cerveau sur des problèmes hermétiques de logique mathématique. Plus à l'aise avec les démonstrations formelles qu'avec les femmes, il avait abandonné toute tentative de les séduire.

Il l'aborda néanmoins au détour d'un plateau de fruits de mer. Par curiosité intellectuelle. Ils discutèrent et rirent de bon coeur. Elle était d'une simplicité déconcertante. Wilson se l'était figuré durcie d'ambitions, executive woman au teint moderne bardée de diplômes et de certitudes. Il se trouvait en face d'une terrienne au visage racé.

Il s'attarda de nouveau sur tous les détails lumineux de son corps. Son grain de peau parfait, ses mains aux doigts fuselés, un grain de beauté à la tempe, ses cils en queue de paon s'étirant infiniment vers le ciel azur... Le ridicule suranné de ce blason du corps féminin, par sa beauté concrète, troublait sa volonté indéfectible de s'effacer. Un peu seulement. Il lui était difficile de s’extraire du marécage glacé des chiffres et des théories sans âme où il avait lui-même plongé. Cette splendeur pour lors scandaleusement inaccessible, Wilson la salua poliment et tourna les talons. Malgré les ardeurs sourdes qui lui tordaient le ventre. La seule réponse qu’il avait trouvée appropriée à ce drôle de tourment fut le farouche silence d'un romantisme froid. Amant enraciné dans un monde utilitaire avançant vers un bûcher de sécheresse et de solitude.

Sur les dalles de béton, dans la fraicheur de la nuit encore jeune, le pauvre Wilson se demandait s'il avait bien fait de passer sa vie à réfléchir sans jamais quitter son bureau, à ne prendre que des risques calculés. Après une rapide analyse, il en conclut que ce n'était certainement pas ce soir qu'il apporterait une réponse à ce genre de problèmes définitifs. Il se consola tout de même en se disant que, même enfermé à jamais dans le cul de basse-fosse qui lui servait de cerveau, il pourrait toujours se rappeler de ce qu'il avait ressenti ce jour-là. C’était un privilège insensé qu'à son insu cette femme lui avait offert : le souvenir de l'émotion. Sans doute le dernier qui lui restait.

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