À l'annonce du décès de Jacques Bouveresse, on ne peut s'empêcher de se souvenir de ses mots à la mort de Bourdieu :
S’il y a une chose qui est encore plus difficile à supporter que la disparition d’une des figures majeures de la pensée contemporaine et, pour certains d’entre nous, d’un ami très proche, c’est bien le rituel de célébration auquel les médias ont commencé à se livrer quelques heures seulement après la mort de Pierre Bourdieu. Comme prévu, il n’y manquait ni la part d’admiration obligatoire et conventionnelle, ni la façon qu’a la presse de faire (un peu plus discrètement cette fois-ci, étant donné les circonstances) la leçon aux intellectuels qu’elle n’aime pas, ni la dose de perfidie et de bassesse qui est jugée nécessaire pour donner une impression d’impartialité et d’objectivité. Comme le constatait déjà Karl Kraus, la chose qui, grâce à la presse, est devenue désormais la plus impossible est précisément le silence, y compris dans les moments où il constituerait pourtant la réaction la plus appropriée et la plus digne. Même ceux que l’événement affecte le plus directement et le plus profondément et qui, pour cette raison, ont le moins envie de « parler », n’échappent plus dorénavant à l’obligation de le faire eux aussi.
Dans Libération, c’est Robert Maggiori, pour qui « le nazisme aveugle encore la philosophie, sans doute parce qu’il présente devant ses yeux la plus horrible construction qu’a pu réaliser son outil le plus précieux : la Raison », qui a écrit la nécrologie du philosophe rationaliste. À l'époque de l'affaire Sokal-Bricmont, dans laquelle Bouveresse avait pris position du côté des physiciens contre les jobards, le chroniqueur littéraire et philosophique de Libé, recensant son pamphlet Prodiges et vertiges de l'analogie, lui avait demandé, sur un ton de reproche, si « l'usage de notions comme celles de « sans vergogne », « grande truanderie intellectuelle », « idiotie », « frivolité », « extravagance », « stupidité », etc., ne messied pas quelque peu à l'éloge de la rigueur et de la précision technique ». Il n'avait pas dû lui venir à l'esprit que, comme le rappelle Paul Valéry, « la preuve est la politesse élémentaire qu'on se doit ». L'incivilité est donc du côté de ceux qui racontent des foutaises sans se justifier et non du côté de ceux qui les dénoncent. Et c'est donc cette Grande Tête Molle qui rend hommage au professeur émérite du Collège de France ?
Bouveresse, qui n’avait pas de mots assez durs pour l’imposture critique du Monde des livres, du Nouvel Observateur ou encore, bien entendu, de Libération - ces journaux faisant à peu près le contraire de ce qu’on pouvait attendre d’eux : transformer la discussion critique en pure réclame - n’aurait certainement pas été surpris par cette triste ironie. L’impuissance des honnêtes gens face au pouvoir médiatique.
Quel que soit le plaisir qu'on puisse ressentir en lisant ses attaques en règle contre les intellectuels médiatiques, les pensées à la mode ou la politisation de la philosophie, il ne faut pas oublier que c'était avant tout un philosophe théorique, spécialiste de l'oeuvre de Wittgenstein, de philosophie du langage et de la connaissance comme de musique et de littérature (Musil et Kraus en premier lieu).
Sa grande exigence philosophique, son honnêteté et sa probité intellectuelle, son respect de la logique et des règles de la pensée, sa simplicité et son ironie, tout cela faisait de lui un modèle de ce que, jeune étudiant en philosophie perdu dans les bars du Quartier Latin, j'espérais - et espère toujours - un jour devenir. Sa lucidité sur l'idéologie du progrès et le pouvoir effectif de la philosophie, sans pourtant jamais renoncer à l'idéal de la raison, de la science ou au travail philosophique, parachevait d'en faire une voix importante dans le paysage intellectuel contemporain. Car comme disait Kraus, qu'il citait souvent, on ne peut pas empêcher son époque de sombrer, on peut seulement lui dire qu'elle est en train de le faire.
Je pense qu’aucune nécro, aucun hommage ne pourrait mieux résumer l’importance qu’il a eu dans la philosophie française que sa leçon inaugurale au Collège de France, La Demande philosophique : que peut la philosophie et que peut-on vouloir d'elle ?. Quand un intellectuel meurt - un vrai, je veux dire - il ne nous reste plus, tristes et encore incrédules, qu’à nous replonger dans son oeuvre. Afin d'éviter les bavardages.