samedi 8 août 2020

Fluctuat nec biture

Notre émotion ne traduit peut-être que la poésie perdue.
- Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace

Aurai-je longtemps le sentiment du merveilleux quotidien ? Je le vois qui se perd dans chaque homme qui avance dans sa propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pavé, qui avance dans l'habitude du monde avec une aisance croissante, qui se défait progressivement du gout et de la perception de l'insolite. C'est ce que désespérément je ne pourrai jamais savoir.
- Aragon, Le Paysan de Paris


Il était dix-huit heures et j'avais décidé de lutter contre la canicule, objet insupportable pour tout hyperboréen, en m'accoudant au zinc d'un café où j'avais mes habitudes. Le patron, un triste sir ombrageux, manches de chemise retroussées, arborait un tablier noir et le foulard typique des gars de l'Auvergne, d'un rouge vif.
Sur une ardoise, on pouvait lire, à la craie :
Aligot saucisse
Truffade d'Auvergne
Pièce de Salers
Tant de plats qui, avec quelques degrés de moins, auraient enchanté ma nuit. Mais là, à cause de ce soleil, pourtant déclinant, ardent comme un flambeau, je n'étais mû que par la soif. Une soif quasi-cosmique ! Existentielle ! J'éclusais donc les verres de bière.
À l'époque du crabe reconstitué, cette ardoise avait tout de même presque valeur de haïku.
Ainsi accoudé à mon comptoir, j'aurais pu vous décrire le spectacle du petit peuple des trottoirs, me faire l'impressionniste de Paris. Vous dire qu'il y avait là un bout de rue banale, compter les clients, les passants et les pigeons. Malheureusement de nos jours, Paris est loin des exquises délicatesses des toiles impressionnistes. Le flou artistique du brassage social a laissé place à un chaos de formes brisées. Les appartements forment entre eux des angles obliques, les bâtiments se désaxent, les toitures sont de guingois, les escaliers lacérés d'un mouvement incessant. On n'utilise même plus de béton armé mais du staff, des polymères et autres cochonneries de synthèse. Toutes ces formes qui n'existaient que dans les délires du cinéma expressionniste allemand - et qui exposaient la folie inhérente à l'autorité et au Capital - sont désormais la marque de fabrique de notre époque. Culot, cynisme ou inconscience ? Même les buildings, que j'avais tant admirés à New-York, n'étaient plus ces formidables fleurs de verre et d'acier croissant entre les pierres des trottoirs jusqu'à l'azur des tours. Ils n'avaient plus l'allure que d'appareils administratifs sans goût. Sensibilité de fonctionnaire !
J'avais attaqué le septième apéritif et ma diatribe (interne, bien entendu) picturalo-politique m'avait passablement échauffé. Quand soudain, la porte du bistrot s'ouvrit. Des touristes américains. Moralement, je me dressais ! Mais à l'intérieur, les français de bases étaient tout guillerets. Vous vous imaginez ? Des Américains, des vrais ! Mentalement, je les foutais dehors à grands coups de pied dans le train. L'Auvergnat, toujours taiseux, continuait à essuyer ses verres. Je suppose qu'il n'en pensait pas moins. Que venaient-ils chercher exactement ? Un dépaysement préfabriqué, certifié traditional french cooking ? Paris est depuis  longtemps devenu semblable à n'importe quelle de leurs mégalopoles : pétrodollars, hôtels pour japonais et enseignes victimes de la négoce immobilière. Le tout en plus provincial peut-être.
Je m'attardais alors à contempler le corps informe d'un des Américains, le plus gros, celui qui devait être le chef de meute. D'une pâleur irréelle, archétype de la corpulence en soi, la lumière lui collait à la peau effaçant les contours et exacerbant les détails. C'était une pâte molle avec des touffes de barbe évoquant un maquis desséché. C'en était trop pour moi. Je m'engouffrais dans la rue. Sur la devanture du café, on pouvait encore lire : vins & liqueurs, bois & charbons.
Le soleil n'en finissait pas de se coucher. Au dessus de la ville, aux teintes orange monochrome de paysage passé à la photocopie, planaient des nuages comme des langues de feu. Toute la matière colorée semblaient sortir d'un éternel crépuscule qui, par un jeu de miroirs déformants, désagrégeait les objets : les bistrots devenaient des bars lounge, les cafés, des latte et les ateliers, des salles de spectacles subventionnés.
Fatigué par la chaleur et la boisson, comme pris d'une étrange fièvre, je me mis à parcourir Paris en espérant que ma mémoire musculaire - chose étrange ! - me ramène dans une de ces rues frileuses, de moi connues. À l'abri de la foule et de la pression immobilière. Pendant que je déambulais, il me semblait entendre le cri immense, infini de l'agonie de la ville.
La plupart de ceux qui sont restés ne semblent pas trop s'en faire. Tout comme ils sont satisfaits de leur léger embonpoint et d'être un peu sous-payés. La proximité du monde du spectacle et de la frime excuse tout. Y compris les discours décharnés et rabougris des hommes et femmes au pouvoir et leur urbanisme à marche forcée.
D'ailleurs, pourquoi n'étais-je pas encore parti ? Certainement à cause de ma puérilité à toute épreuve qui, entre les gravats des éternels travaux d'aménagement, me faisait trouver, partout, à chaque instant, prétexte à émerveillement.
Au bout d'un moment, je me retrouvais dans une rue déserte, aux bâtiments désaffectés aux frontons desquels on pouvait encore déchiffrer ces inscriptions, écaillées par le temps : Manufacture générale de poterie d'étain. Bazar d'électricité. Usine à vapeur. C'était une vision complètement rétrofuturisteMa tentative pour retrouver cette intégrité de la ville que la marchandise avait mutilée passait par le modèle grossier et rudimentaire des mythes archaïques. De vieux souvenirs "en mauvais état, postsynchronisés et projetés dans des conditions défectueuses"(1) sur les murs. En cette nuit d'été, l'air s'épaissit, se gonfla et des êtres revinrent à la vie, invisibles mais bien vivants.  Francis Carco, Robert Giraud, André Salmon, Jean-Pierre Clébert, Jacques Yonnet et Pierre Mac Orlan, silhouettes en ombre chinoise.
Dans la ville, un grand nombre de nos souvenirs sont logés. Dans ses routes, ses carrefours, ses bancs, sur ses façades, dans ses coins et recoins, nos souvenirs gardent des refuges caractérisés. Tout cela malgré sa destruction programmée. Car même si ces endroits sont à jamais rayés du cadastre, étrangers à toutes promesses de joies présentes et à venir, il restera toujours qu'on a aimé les petits bistrots, les tabacs du coin, les bouchons populaires, les antres de bougnats de Mouffetard, de Maubert et des Îles. Lorsqu'on a plus rien, lorsqu'on a tout perdu, ou presque, il restera toujours qu'on a vécu. Nous étions . En quelque sorte.
D'où l'importance de la littérature aujourd'hui. La vraie, je veux dire. Pas les flâneries curieuses, ni les anthologies pittoresques, ni les "dictionnaires amoureux". Que les étiquettes étouffent les épiciers de l'édition ! Je parle de ces pourvoyeurs de rêve qui imposent leur couleur au passé et que nous croyons retrouver aujourd'hui en les relisant.
Je me couchais l'esprit gros d'articles fantaisie, d'enseignes et réclames clignotantes, de musiques de cabaret et d'éléments de décor criards. Nous boirons éternellement à la santé de Mac Orlan et du fantastique social, qui n'existe plus que dans nos têtes. Mais qui existe malgré tout.

(1) Jean-Jacques Schuhl, Telex n°1


samedi 1 août 2020

Coldwave pour météo caniculaire




Comme on disait à l'époque, le XXe siècle a débuté avec Marinetti pour se terminer avec "Metallic K.O." des Stooges. Après, tout restait à créer. No future. Mais le future était déjà là. Les jeunes gens mödernes n'avaient pas d'autre choix que de composer avec.

Froissement de métal sur rythmes concassés, romances radioactives en noir et blanc, l'Afterpunk est en marche - du feu sous la glace - et David est son héros.

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